Ce matin
j’écoutais, d’une oreille distraite je l’avoue, l’émission Connexions aux
prises avec le marronier de la fête de l’Iris : existe-t-il une identité bruxelloise ? Une question qu’un vieux
soldat de Télé Bruxelles ne peut ignorer, après tant d’années passées à servir
son objet social tel que décrit dans ses premiers statuts voici 30 ans : “son
but est de rendre compte de la vie culturelle, économique et sociale de la
population bruxelloise”[1].
Le champ d’action étant circonscrit à l’agglomération bruxelloise, les
fondateurs de la chaîne étaient de ceux qui oeuvraient à sortir la Région du
“frigo institutionnel”, et il fallait la doter d’un média puissant pour forger
une identité bruxelloise. Bruxelles devait développer sa télévision régionale, à
la manière de France Régions 3 qui vint préparer le terrain à la
décentralisation menée par le Ministre de l’intérieur français Gaston Deferre
en 1982. Entre une institution et la réalité socio-démographique qui la légitime,
il y a quelque chose de l’oeuf et de la poule.
Loyal
serviteur de l’identité bruxelloise je suis, toutefois beaucoup plus par amour
du prédicat que du sujet. En clair, serviteur de Bruxelles certainement, mais
avec une grande méfiance envers la notion d’identité, qui heurte quelque chose au fond de moi.
Certes,
l’identité est devenue une notion assez infréquentable, depuis qu’elle se
confond avec le nationalisme, et qu’elle sert à justifier le rejet de l’autre
et le racisme. Quel démocrate utiliserait – sans avoir envie de se laver les
dents ensuite, le vocabulaire des abrutis qui montent sur le toit des mosquées
en se prenant pour Charles Martel ? Mais ma méfiance envers l’identité ne
s’explique pas tant par ces avatars que par une réserve plus fondamentale. Il
me semble tout simplement que l’identité est un mythe… Un mythe qui peut se
révéler utile, mais un mythe néanmoins.
Une illusion utile
Pour
définir le mythe, je me réfère volontiers à Roland Barthes qui en avait élargi la portée en affirmant qu’il est une parole, et qu’à ce titre elle peut porter
sur n’importe quel objet. Cette parole permet de le purifier, l’innocenter, le
fonder en nature et en éternité, lui donner une clarté qui n’est pas celle de
l’explication mais celle du constat -
pour reprendre les mots de Barthes lui-même[2].
Cette
parole se distingue par son caractère impératif. L’objet me convoque pour
m’obliger à le considérer autrement que banal. Barthes donne l’exemple de la
maison basque, qu’on ne remarque pas au pays basque, mais dont le style
architectural surgissant à Paris vient me dire : je suis l’essence de la basquité (sic). C’est l’objet qui
vous saute à la figure, soudain chargé d’idéal, quand ce n’est d’idéologie. Il
y a dans cette approche du mythe quelque chose comme l’usurpation d’un
instantané : c’est la perception d’un instant qui soudain s’impose comme une
vérité éternelle.
Alors
pourquoi l’identité serait-elle un mythe? Tout simplement parce qu’elle est
impossible, ou pour mieux dire, elle n’est possible que dans l’instantané. L’identité
supposerait en effet que la chose reste identique et permanente. Ce qui ne se
peut, car jamais, malgré le désespoir du poète, nous n’avons réussi à suspendre
le vol du temps. La condition humaine comme l’univers tout entier nous semblent
totalement soumis à son inexorable écoulement. Si la loi est l’impermanence,
nous devons constater que rien ne dure, rien ne reste, tout se transforme sans
cesse.
Nous
voudrions tant que notre visage ne vieillisse jamais, mais le miroir nous jette
chaque matin à la figure la nuit écoulée. Nous nous raccrochons à ce qui nous
semble permanent de notre caractère, de nos convictions, osons dire notre âme,
mais là aussi la marche du temps produit des changements considérables. Du bébé
au vieillard sénile, en passant par tous les âges de la vie, il doit en nous
subsister quelques constantes qui font notre identité. Elle n’en sera pas moins
un jour réduite en poussière. La seule réalité est le changement, le mouvement.
On ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière, nous dit Héraclite.
Cette
perception du réel est proprement terrifiante, mais heureusement nous savons
nous rassurer. Comme le narrateur de La
recherche du temps perdu qui en ouvrant les yeux fait l’inventaire de sa
chambre à coucher pour se convaincre que son univers est bien tel que la
veille, nous créons l’identité. Nous cultivons le souvenir de nos
ancêtres et de nos origines géographiques ou sociales. Nous nous attachons aux
objets – moins éphémères que nous, et nous les faisons patrimoine. Nous
entreprenons une oeuvre quelconque, en espérant qu’elle marque notre passage,
voire les temps futurs. Nous faisons des enfants, en songeant qu’en eux quelque
chose de nous survivra.
L’identité,
continuellement représentée comme un ancrage naturel et immuable, est donc au
contraire une pure création, la capture de l’instant dans un rêve d’éternité,
un mythe. Mais une création salutaire, sans laquelle l’existence serait tout
simplement insupportable.
C'est quoi ces zoulous ? Des Bruxellois ! |
Tout le
malentendu vient de là. Nous créons l’identité par soif d’éternité, et celle-ci
est si forte que nous croyons cette identité naturelle. J’étais frappé ce matin
en entendant un auditeur de Connexions dire qu’il ne croyait pas à l’identité
bruxelloise car il la trouvait artificielle. Comme si l’identité pouvait être
naturelle…
Les
frontières de la Région de Bruxelles-Capitale, comme toutes les frontières du
monde, sont totalement artificielles. On m’objectera que les fleuves et les
montagnes forment des frontières naturelles. Certes, comme la mer entoure les
îles britanniques. Des îles qui furent pourtant romaines, normandes ou viking.
Des îles dont les habitants ont repoussé les frontières jusque l’Inde et
Hong-kong. Des îles dont les natifs se sont longtemps entretués, avant de leur
union faire une force, pour demain se prononcer sur l’indépendance de l’Ecosse.
Même les frontières de la Grande Bretagne sont un mythe, et Monsieur Farage ne
ferait que le prouver par l’absurde en coupant les ponts du continent.
A l’abri
bien précaire de leurs frontières, les peuples se forgent ainsi des identités.
Seulement voilà : les hommes ont des jambes. Et leurs identités évoluent au gré
de l’émigration et de l’immigration, au gré des guerres et des histoires d’amour.
A cet
égard, si l’on veut parler de l’identité bruxelloise, on aura toutes les peines
du monde à produire cet instantané mythique. Bruxelles fut une ville espagnole,
un chef lieu de département français et la co-capitale du Royaume des Pays Bas.
On y parla beaucoup flamand, certains l'ont figé en mythe
toujours bien vivant. On y parle depuis longtemps français, mais aussi italien,
portugais, espagnol, arabe, turc, anglais… le mouvement s’accélérant tant et si
bien qu’aujourd’hui la Région de Bruxelles-Capitale se caractérise bien plus
par le divers que l’identique, par l’altérité que l’entre-soi.
Ne le nions
pas : ce mouvement rapide n’est pas facile à vivre tous les jours. Mais il a un
mérite auquel aucune identité insulaire et immuable ne peut prétendre : il fait
de Bruxelles une ville authentiquement humaine. Une ville de rencontre et de
progrès. Si l’on veut parler d’identité bruxelloise, parlons alors d’un
anti-mythe, comme on parle de ces anti-héros, qui sont tellement plus
attachants que les héros purs et parfaits.
Marc de Haan