samedi 10 mai 2014

L’identité bruxelloise, ou l’anti-mythe




Ce matin j’écoutais, d’une oreille distraite je l’avoue, l’émission Connexions aux prises avec le marronier de la fête de l’Iris : existe-t-il une identité bruxelloise ? Une question qu’un vieux soldat de Télé Bruxelles ne peut ignorer, après tant d’années passées à servir son objet social tel que décrit dans ses premiers statuts voici 30 ans : “son but est de rendre compte de la vie culturelle, économique et sociale de la population bruxelloise”[1]. Le champ d’action étant circonscrit à l’agglomération bruxelloise, les fondateurs de la chaîne étaient de ceux qui oeuvraient à sortir la Région du “frigo institutionnel”, et il fallait la doter d’un média puissant pour forger une identité bruxelloise. Bruxelles devait développer sa télévision régionale, à la manière de France Régions 3 qui vint préparer le terrain à la décentralisation menée par le Ministre de l’intérieur français Gaston Deferre en 1982. Entre une institution et la réalité socio-démographique qui la légitime, il y a quelque chose de l’oeuf et de la poule.

Loyal serviteur de l’identité bruxelloise je suis, toutefois beaucoup plus par amour du prédicat que du sujet. En clair, serviteur de Bruxelles certainement, mais avec une grande méfiance envers la notion d’identité, qui heurte quelque chose au fond de moi.

Certes, l’identité est devenue une notion assez infréquentable, depuis qu’elle se confond avec le nationalisme, et qu’elle sert à justifier le rejet de l’autre et le racisme. Quel démocrate utiliserait – sans avoir envie de se laver les dents ensuite, le vocabulaire des abrutis qui montent sur le toit des mosquées en se prenant pour Charles Martel ? Mais ma méfiance envers l’identité ne s’explique pas tant par ces avatars que par une réserve plus fondamentale. Il me semble tout simplement que l’identité est un mythe… Un mythe qui peut se révéler utile, mais un mythe néanmoins.

Une illusion utile


Pour définir le mythe, je me réfère volontiers à Roland Barthes qui en avait élargi la portée en affirmant qu’il est une parole, et qu’à ce titre elle peut porter sur n’importe quel objet. Cette parole permet de le purifier, l’innocenter, le fonder en nature et en éternité, lui donner une clarté qui n’est pas celle de l’explication mais celle du constat -  pour reprendre les mots de Barthes lui-même[2].

Cette parole se distingue par son caractère impératif. L’objet me convoque pour m’obliger à le considérer autrement que banal. Barthes donne l’exemple de la maison basque, qu’on ne remarque pas au pays basque, mais dont le style architectural surgissant à Paris vient me dire : je suis l’essence de la basquité (sic). C’est l’objet qui vous saute à la figure, soudain chargé d’idéal, quand ce n’est d’idéologie. Il y a dans cette approche du mythe quelque chose comme l’usurpation d’un instantané : c’est la perception d’un instant qui soudain s’impose comme une vérité éternelle.

Alors pourquoi l’identité serait-elle un mythe? Tout simplement parce qu’elle est impossible, ou pour mieux dire, elle n’est possible que dans l’instantané. L’identité supposerait en effet que la chose reste identique et permanente. Ce qui ne se peut, car jamais, malgré le désespoir du poète, nous n’avons réussi à suspendre le vol du temps. La condition humaine comme l’univers tout entier nous semblent totalement soumis à son inexorable écoulement. Si la loi est l’impermanence, nous devons constater que rien ne dure, rien ne reste, tout se transforme sans cesse.

Nous voudrions tant que notre visage ne vieillisse jamais, mais le miroir nous jette chaque matin à la figure la nuit écoulée. Nous nous raccrochons à ce qui nous semble permanent de notre caractère, de nos convictions, osons dire notre âme, mais là aussi la marche du temps produit des changements considérables. Du bébé au vieillard sénile, en passant par tous les âges de la vie, il doit en nous subsister quelques constantes qui font notre identité. Elle n’en sera pas moins un jour réduite en poussière. La seule réalité est le changement, le mouvement. On ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière, nous dit Héraclite.

Cette perception du réel est proprement terrifiante, mais heureusement nous savons nous rassurer. Comme le narrateur de La recherche du temps perdu qui en ouvrant les yeux fait l’inventaire de sa chambre à coucher pour se convaincre que son univers est bien tel que la veille, nous créons l’identité. Nous cultivons le souvenir de nos ancêtres et de nos origines géographiques ou sociales. Nous nous attachons aux objets – moins éphémères que nous, et nous les faisons patrimoine. Nous entreprenons une oeuvre quelconque, en espérant qu’elle marque notre passage, voire les temps futurs. Nous faisons des enfants, en songeant qu’en eux quelque chose de nous survivra.

L’identité, continuellement représentée comme un ancrage naturel et immuable, est donc au contraire une pure création, la capture de l’instant dans un rêve d’éternité, un mythe. Mais une création salutaire, sans laquelle l’existence serait tout simplement insupportable.

C'est quoi ces zoulous ? Des Bruxellois !

Tout le malentendu vient de là. Nous créons l’identité par soif d’éternité, et celle-ci est si forte que nous croyons cette identité naturelle. J’étais frappé ce matin en entendant un auditeur de Connexions dire qu’il ne croyait pas à l’identité bruxelloise car il la trouvait artificielle. Comme si l’identité pouvait être naturelle…



Les frontières de la Région de Bruxelles-Capitale, comme toutes les frontières du monde, sont totalement artificielles. On m’objectera que les fleuves et les montagnes forment des frontières naturelles. Certes, comme la mer entoure les îles britanniques. Des îles qui furent pourtant romaines, normandes ou viking. Des îles dont les habitants ont repoussé les frontières jusque l’Inde et Hong-kong. Des îles dont les natifs se sont longtemps entretués, avant de leur union faire une force, pour demain se prononcer sur l’indépendance de l’Ecosse. Même les frontières de la Grande Bretagne sont un mythe, et Monsieur Farage ne ferait que le prouver par l’absurde en coupant les ponts du continent.

A l’abri bien précaire de leurs frontières, les peuples se forgent ainsi des identités. Seulement voilà : les hommes ont des jambes. Et leurs identités évoluent au gré de l’émigration et de l’immigration, au gré des guerres et des histoires d’amour.

A cet égard, si l’on veut parler de l’identité bruxelloise, on aura toutes les peines du monde à produire cet instantané mythique. Bruxelles fut une ville espagnole, un chef lieu de département français et la co-capitale du Royaume des Pays Bas. On y parla beaucoup flamand, certains l'ont figé en mythe toujours bien vivant. On y parle depuis longtemps français, mais aussi italien, portugais, espagnol, arabe, turc, anglais… le mouvement s’accélérant tant et si bien qu’aujourd’hui la Région de Bruxelles-Capitale se caractérise bien plus par le divers que l’identique, par l’altérité que l’entre-soi.

Ne le nions pas : ce mouvement rapide n’est pas facile à vivre tous les jours. Mais il a un mérite auquel aucune identité insulaire et immuable ne peut prétendre : il fait de Bruxelles une ville authentiquement humaine. Une ville de rencontre et de progrès. Si l’on veut parler d’identité bruxelloise, parlons alors d’un anti-mythe, comme on parle de ces anti-héros, qui sont tellement plus attachants que les héros purs et parfaits.


Marc de Haan




[1] Statuts votés à l’assemblée générale du 4 octobre 1984.
[2] Roland Barthes, Mythologies, Editions du Seuil, 1957.