jeudi 31 décembre 2015

Déradicalisons le langage !



Ne me dites pas que vous ne l’avez pas remarqué : le mot de l’année 2015 aura été “radicalisation”, et son contraire “déradicalisation”. Il y a du reste fort à parier que 2016 ne démentira pas leur succès.

Les journalistes, les politiques, les experts, et le grand brouhaha des réseaux plus ou moins sociaux -  tous n’ont que ces mots-là à la bouche, ou au clavier. Le verbe “radicaliser” fait également florès, très utilisé à la forme passive quand il s’agit d’une pratique onanistique sur internet. La radicalisation produit donc le “radicalisé”, notre ennemi public numéro un, celui qui part faire la guerre au loin, ou vient la porter dans nos rues, de la plus lâche et cruelle manière.

Une gentille approximation…

Le participe passé “radicalisé”, devenu pour l’occasion un substantif, désigne désormais en vrac les extrémistes, les salafistes, les islamistes de toutes écoles et de toutes factions, les djihadistes, combattants et autres terroristes du Daesh, de Boko Aram, d’Al Qaida et compagnie, selon le contexte et les cas. Un mot fourre-tout, d’emploi facile, si pratique pour nous épargner le labeur de la précision. Pourtant il cache des réalités très diverses, très complexes, que l’on gagnerait certainement à révéler pour mieux comprendre la tragédie que nous vivons.

Je n’incline pas à penser que cette réduction langagière traduise une volonté de créer du brouillard, mais plutôt qu’elle répond à notre besoin de trouver des mots et des explications simples pour décrire une réalité qui nous dépasse et nous sidère.

Peut-être ce lexique nous rassure-t-il également en nous indiquant que le mal serait une question de curseur, que l’on place plus ou moins loin sur une échelle, et qu’il serait donc possible de ramener vers le bien. Le néologisme “déradicalisation”, qui sonne comme dératisation mais aussi comme désintoxication, laisse ainsi espérer qu’un fanatique puisse être ramené à la raison.

Seules de bonnes intentions paveraient ainsi la simplification du langage médiatique. On notera toutefois que “radicalisation” et ses dérivés visent aujourd’hui essentiellement, voire exclusivement, les extrêmes de l’univers musulman. Ce vocabulaire ne sera pas utilisé pour décrire l’extrême de la droite, l’extrême de la gauche, l’extrême du monde catholique ou l’extrême du monde judaïque. Bien qu’ils poussent leur idéologie dans les formes les plus radicales, Donald Trump, Marine Le Pen ou Geert Wilders ne sont pas qualifiés de radicalisés.

Le mot radical vient du latin radix, racine, et désigne avant tout un fondamentalisme. Le curseur de la radicalisation fonctionnerait donc à reculons, l’état zéro étant celui de l’expression modérée et les grands chiffres indiquant le retour vers son affirmation archaïque.

Le radicalisé c'est l'autre

L’usage moderne du verbe “radicaliser” désigne l’action de porter une idéologie ou une théorie vers sa forme la plus extrême, la plus absolue. Il peut donc s’appliquer à toute forme d’extrémisme politique, que son fondement soit religieux ou non. On pourrait donc à proprement parler de “radicalisés” pour désigner les cadres du Front National, ce qui leur serait naturellement insupportable, eux qui n’acceptent plus même d’être situés à l’extrême droite. La “radicalisation” conviendrait également à merveille pour décrire ces mouvements intégristes qui se sont levés contre le mariage entre personnes du même sexe, ou qui aujourd’hui s’insurgent contre les jouets “unisexes”.

Par contre, on ne pourra qualifier de “radicalisé” le Président socialiste François Hollande au motif qu’il mène une politique qui par bien des aspects le situerait à droite, et dont les mesures sécuritaires sont fortement constestées par les associations de défense des droits de l’homme. Il ne se radicalise pas, même s’il se fait applaudir par le FN en instaurant la déchéance de la nationalité pour une personne qui, née française et ayant également une autre nationalité, aura été condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la nation[1]. La déchéance de nationalité fut amplement utilisée dans la France du Maréchal Pétain où l’on qualifiait de terroristes ceux en qui nous voyons aujourd’hui des résistants. Mais voila: la radicalisation du programme socialiste sur lequel le Président français a été élu devrait plutôt le mener… vers le communisme. Il n’en prend pas le chemin, tout le monde en conviendra.

Malgré son étymologie fondamentaliste, il serait inexact de faire du mot radicalisme un synonyme de totalitarisme. La tradition politique française en a du reste produit une expression démocratique : le parti radical. Ce parti né à gauche a longtemps porté un projet progressiste, notamment en s’impliquant fortement dans le combat qui a mené aux lois de 1905 instaurant la séparation de l’église et de l’état. Il a ensuite glissé vers le centre droit dans les années 1970, mais en restant irréprochablement démocrate.

En Belgique, une expression intéressante du radicalisme a été lancée par Benoît Lutgen en 2011, lorsqu’il est devenu le Président du CDH. Cet homme très déterminé acceptait mal que son parti centriste puisse être qualifié de tiède, de ventre mou de la politique belge. Il développa l’idée que l’on pouvait être radicalement au centre. Cette présentation, d’allure assez contradictoire, recueillit surtout des sarcasmes et fut vite oubliée.

Avec le recul, vivant dans un monde de plus en plus dominé par le fanatisme, l’intolérance et la violence, on peut se demander pourtant s’il n’y a pas quelque intérêt à valoriser la modération. Montrer que la sagesse est aussi une force, digne d'enthousiasme et d'engagement. La voie du milieu bouddhiste ne serait-elle pas plus porteuse d’harmonie que tout notre radotage idéologique et religieux…

Une approximation stigmatisante ?

A l’aube de 2016, prenons acte du fait que le langage contemporain associe – à tort mais implacablement – le processus de radicalisation au seul extrémisme musulman.

Le mécanisme serait celui-ci : on est musulman, on se radicalise, puis on passe à l’acte en allant combattre en Syrie ou en commettant des attentats en Europe. En reprenant l’idée du curseur sur l’échelle du fanatisme, cela pourrait donc vouloir dire que la fanatisme serait l’horizon de la religion musulmane. Quod non: le fanatisme n’est pas plus le propre de cette religion que d’aucune autre. Toutes les religions, et singulièrement les monothéismes, connaissent des moments et des déviances obscurantistes.

Le fanatisme ne peut en outre être considéré comme le prolongement naturel de l'islam tant il est contradictoire avec ses enseignements d’amour et de respect d’autrui. La violence perpétrée en son nom justifie sa critique, et certainement son autocritique. Mais en présentant la radicalisation comme sa suite logique, on induit, sans doute involontairement, de dangereux raccourcis.

Le lien implicite entre la radicalisation et la foi musulmane est aussi battu en brèche par les profils des terroristes et djihadistes européens. Ils ne sont pas particulièrement issus de familles pieuses, au contraire beaucoup semblent en révolte contre leur milieu parental. Leur école a été plus souvent celle de la délinquance que l’école coranique, ils sont assez ignorants de la religion pour laquelle ils sont prêts à mourir. La relégation sociale et le cloisonnement de la société jouent leur rôle, et l’on ne peut ignorer enfin la dimension psychiatrique de ces comportements.

Il n’est certes pas nécessairement indu de parler de “radicalisation” à propos de terroristes islamistes, mais tous les nommer par le terme “radicalisé” constitue une généralisation hasardeuse. Le reproche que j’adresse à l’application systématique de ce terme aux seuls extrémistes musulmans est surtout de forger dans la conscience collective la conviction que l’islam mène nécessairement au terrorisme, et ainsi y associer tout un peuple de croyants respectables.

Sans doute une large part de l’opinion publique occidentale en est aujourd'hui convaincue, mais la justesse d’une idée ne se mesure pas au nombre de ceux qui la partagent. Certains verront dans ces réflexions l'angélisme des intellectuels "droitdelhommistes", elles me vaudront probablement l’habituel chapelet d’insultes. Mais qu’importe, ce n’est pas aux islamophobes que je m’adresse, mais – très modestement - à ceux qui utilisent quotidiennement et en toute bonne foi le vocabulaire de la radicalisation, sans en mesurer la portée.

 
"N'utilisez jamais une métaphore ou une figure
que vous avez lue à maintes reprises"
G. Orwell

La langue qui pense à notre place

Je ne nourris guère beaucoup d’espoir de voir le langage médiatique se nuancer soudain. On se souviendra de notre vain combat pour faire comprendre la portée politique qu’il y a à utiliser systématiquement le terme migrants pour parler des réfugiés : en désignant la partie par le tout, on nie sa particularité, qui est précisément de se réfugier pour fuir la guerre et non de migrer volontairement pour profiter de nos richesses.

Enfin, si j’ai pris comme postulat que l’usage irréfléchi du lexique “radicalisation” est innocent, je n’aurais pas la naïveté de croire que certains communicants ne l’exploitent pas délibérément. Les mêmes qui se disent de droite populaire pour dédiaboliser l’extrême droite, les mêmes qui se prétendent démocrates, s’emparant des symboles de la démocratie, de ses héros et de ses résistants, ceux là ont parfaitement compris que les mots sont devenus plus forts que les faits dans le grand cirque démagogique de notre époque.

L’estompement et la manipulation du sens des mots, surtout dans les médias et sur internet, ont remis George Orwell au goût du jour, particulièrement pour son chef d’oeuvre 1984, où il décrit comment un état totalitaire fait de la langue un outil de domination, en créant une novlangue qui supprime toute dissidence par l’effacement son vocabulaire.

Orwell a toujours été un défenseur exigeant de la langue anglaise, et il a largement théorisé sa vision de l’usage politique du langage dans la sphère publique. Dans un article d’avril 1946 publié dans Horizon[2], il propose aux journalistes et écrivains un véritable mode d’emploi pour reprendre le pouvoir sur leurs propres mots, et les utiliser en toute liberté. Orwell combat en particulier les expressions toutes faites[3] :

“Elles construiront des phrases pour vous – elles penseront à votre place, dans une certaine mesure – et au besoin elles vous rendront un grand service en dissimulant partiellement, y compris à vous même, ce que vous voulez dire. C’est ici qu’apparaît clairement le lien qui existe entre la politique et l’asservissement de la langue”.









[1] Projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, article 2
[2] La politique et la langue anglaise, Horizon, Modern British Writing, dir. Denys Val Baker ; publié en français in George ORWELL, Essais, articles, lettres, Volume IV, pp158-173, Editions Ivrea, 2001.
[3] Id, page 167.