jeudi 31 décembre 2015

Déradicalisons le langage !



Ne me dites pas que vous ne l’avez pas remarqué : le mot de l’année 2015 aura été “radicalisation”, et son contraire “déradicalisation”. Il y a du reste fort à parier que 2016 ne démentira pas leur succès.

Les journalistes, les politiques, les experts, et le grand brouhaha des réseaux plus ou moins sociaux -  tous n’ont que ces mots-là à la bouche, ou au clavier. Le verbe “radicaliser” fait également florès, très utilisé à la forme passive quand il s’agit d’une pratique onanistique sur internet. La radicalisation produit donc le “radicalisé”, notre ennemi public numéro un, celui qui part faire la guerre au loin, ou vient la porter dans nos rues, de la plus lâche et cruelle manière.

Une gentille approximation…

Le participe passé “radicalisé”, devenu pour l’occasion un substantif, désigne désormais en vrac les extrémistes, les salafistes, les islamistes de toutes écoles et de toutes factions, les djihadistes, combattants et autres terroristes du Daesh, de Boko Aram, d’Al Qaida et compagnie, selon le contexte et les cas. Un mot fourre-tout, d’emploi facile, si pratique pour nous épargner le labeur de la précision. Pourtant il cache des réalités très diverses, très complexes, que l’on gagnerait certainement à révéler pour mieux comprendre la tragédie que nous vivons.

Je n’incline pas à penser que cette réduction langagière traduise une volonté de créer du brouillard, mais plutôt qu’elle répond à notre besoin de trouver des mots et des explications simples pour décrire une réalité qui nous dépasse et nous sidère.

Peut-être ce lexique nous rassure-t-il également en nous indiquant que le mal serait une question de curseur, que l’on place plus ou moins loin sur une échelle, et qu’il serait donc possible de ramener vers le bien. Le néologisme “déradicalisation”, qui sonne comme dératisation mais aussi comme désintoxication, laisse ainsi espérer qu’un fanatique puisse être ramené à la raison.

Seules de bonnes intentions paveraient ainsi la simplification du langage médiatique. On notera toutefois que “radicalisation” et ses dérivés visent aujourd’hui essentiellement, voire exclusivement, les extrêmes de l’univers musulman. Ce vocabulaire ne sera pas utilisé pour décrire l’extrême de la droite, l’extrême de la gauche, l’extrême du monde catholique ou l’extrême du monde judaïque. Bien qu’ils poussent leur idéologie dans les formes les plus radicales, Donald Trump, Marine Le Pen ou Geert Wilders ne sont pas qualifiés de radicalisés.

Le mot radical vient du latin radix, racine, et désigne avant tout un fondamentalisme. Le curseur de la radicalisation fonctionnerait donc à reculons, l’état zéro étant celui de l’expression modérée et les grands chiffres indiquant le retour vers son affirmation archaïque.

Le radicalisé c'est l'autre

L’usage moderne du verbe “radicaliser” désigne l’action de porter une idéologie ou une théorie vers sa forme la plus extrême, la plus absolue. Il peut donc s’appliquer à toute forme d’extrémisme politique, que son fondement soit religieux ou non. On pourrait donc à proprement parler de “radicalisés” pour désigner les cadres du Front National, ce qui leur serait naturellement insupportable, eux qui n’acceptent plus même d’être situés à l’extrême droite. La “radicalisation” conviendrait également à merveille pour décrire ces mouvements intégristes qui se sont levés contre le mariage entre personnes du même sexe, ou qui aujourd’hui s’insurgent contre les jouets “unisexes”.

Par contre, on ne pourra qualifier de “radicalisé” le Président socialiste François Hollande au motif qu’il mène une politique qui par bien des aspects le situerait à droite, et dont les mesures sécuritaires sont fortement constestées par les associations de défense des droits de l’homme. Il ne se radicalise pas, même s’il se fait applaudir par le FN en instaurant la déchéance de la nationalité pour une personne qui, née française et ayant également une autre nationalité, aura été condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la nation[1]. La déchéance de nationalité fut amplement utilisée dans la France du Maréchal Pétain où l’on qualifiait de terroristes ceux en qui nous voyons aujourd’hui des résistants. Mais voila: la radicalisation du programme socialiste sur lequel le Président français a été élu devrait plutôt le mener… vers le communisme. Il n’en prend pas le chemin, tout le monde en conviendra.

Malgré son étymologie fondamentaliste, il serait inexact de faire du mot radicalisme un synonyme de totalitarisme. La tradition politique française en a du reste produit une expression démocratique : le parti radical. Ce parti né à gauche a longtemps porté un projet progressiste, notamment en s’impliquant fortement dans le combat qui a mené aux lois de 1905 instaurant la séparation de l’église et de l’état. Il a ensuite glissé vers le centre droit dans les années 1970, mais en restant irréprochablement démocrate.

En Belgique, une expression intéressante du radicalisme a été lancée par Benoît Lutgen en 2011, lorsqu’il est devenu le Président du CDH. Cet homme très déterminé acceptait mal que son parti centriste puisse être qualifié de tiède, de ventre mou de la politique belge. Il développa l’idée que l’on pouvait être radicalement au centre. Cette présentation, d’allure assez contradictoire, recueillit surtout des sarcasmes et fut vite oubliée.

Avec le recul, vivant dans un monde de plus en plus dominé par le fanatisme, l’intolérance et la violence, on peut se demander pourtant s’il n’y a pas quelque intérêt à valoriser la modération. Montrer que la sagesse est aussi une force, digne d'enthousiasme et d'engagement. La voie du milieu bouddhiste ne serait-elle pas plus porteuse d’harmonie que tout notre radotage idéologique et religieux…

Une approximation stigmatisante ?

A l’aube de 2016, prenons acte du fait que le langage contemporain associe – à tort mais implacablement – le processus de radicalisation au seul extrémisme musulman.

Le mécanisme serait celui-ci : on est musulman, on se radicalise, puis on passe à l’acte en allant combattre en Syrie ou en commettant des attentats en Europe. En reprenant l’idée du curseur sur l’échelle du fanatisme, cela pourrait donc vouloir dire que la fanatisme serait l’horizon de la religion musulmane. Quod non: le fanatisme n’est pas plus le propre de cette religion que d’aucune autre. Toutes les religions, et singulièrement les monothéismes, connaissent des moments et des déviances obscurantistes.

Le fanatisme ne peut en outre être considéré comme le prolongement naturel de l'islam tant il est contradictoire avec ses enseignements d’amour et de respect d’autrui. La violence perpétrée en son nom justifie sa critique, et certainement son autocritique. Mais en présentant la radicalisation comme sa suite logique, on induit, sans doute involontairement, de dangereux raccourcis.

Le lien implicite entre la radicalisation et la foi musulmane est aussi battu en brèche par les profils des terroristes et djihadistes européens. Ils ne sont pas particulièrement issus de familles pieuses, au contraire beaucoup semblent en révolte contre leur milieu parental. Leur école a été plus souvent celle de la délinquance que l’école coranique, ils sont assez ignorants de la religion pour laquelle ils sont prêts à mourir. La relégation sociale et le cloisonnement de la société jouent leur rôle, et l’on ne peut ignorer enfin la dimension psychiatrique de ces comportements.

Il n’est certes pas nécessairement indu de parler de “radicalisation” à propos de terroristes islamistes, mais tous les nommer par le terme “radicalisé” constitue une généralisation hasardeuse. Le reproche que j’adresse à l’application systématique de ce terme aux seuls extrémistes musulmans est surtout de forger dans la conscience collective la conviction que l’islam mène nécessairement au terrorisme, et ainsi y associer tout un peuple de croyants respectables.

Sans doute une large part de l’opinion publique occidentale en est aujourd'hui convaincue, mais la justesse d’une idée ne se mesure pas au nombre de ceux qui la partagent. Certains verront dans ces réflexions l'angélisme des intellectuels "droitdelhommistes", elles me vaudront probablement l’habituel chapelet d’insultes. Mais qu’importe, ce n’est pas aux islamophobes que je m’adresse, mais – très modestement - à ceux qui utilisent quotidiennement et en toute bonne foi le vocabulaire de la radicalisation, sans en mesurer la portée.

 
"N'utilisez jamais une métaphore ou une figure
que vous avez lue à maintes reprises"
G. Orwell

La langue qui pense à notre place

Je ne nourris guère beaucoup d’espoir de voir le langage médiatique se nuancer soudain. On se souviendra de notre vain combat pour faire comprendre la portée politique qu’il y a à utiliser systématiquement le terme migrants pour parler des réfugiés : en désignant la partie par le tout, on nie sa particularité, qui est précisément de se réfugier pour fuir la guerre et non de migrer volontairement pour profiter de nos richesses.

Enfin, si j’ai pris comme postulat que l’usage irréfléchi du lexique “radicalisation” est innocent, je n’aurais pas la naïveté de croire que certains communicants ne l’exploitent pas délibérément. Les mêmes qui se disent de droite populaire pour dédiaboliser l’extrême droite, les mêmes qui se prétendent démocrates, s’emparant des symboles de la démocratie, de ses héros et de ses résistants, ceux là ont parfaitement compris que les mots sont devenus plus forts que les faits dans le grand cirque démagogique de notre époque.

L’estompement et la manipulation du sens des mots, surtout dans les médias et sur internet, ont remis George Orwell au goût du jour, particulièrement pour son chef d’oeuvre 1984, où il décrit comment un état totalitaire fait de la langue un outil de domination, en créant une novlangue qui supprime toute dissidence par l’effacement son vocabulaire.

Orwell a toujours été un défenseur exigeant de la langue anglaise, et il a largement théorisé sa vision de l’usage politique du langage dans la sphère publique. Dans un article d’avril 1946 publié dans Horizon[2], il propose aux journalistes et écrivains un véritable mode d’emploi pour reprendre le pouvoir sur leurs propres mots, et les utiliser en toute liberté. Orwell combat en particulier les expressions toutes faites[3] :

“Elles construiront des phrases pour vous – elles penseront à votre place, dans une certaine mesure – et au besoin elles vous rendront un grand service en dissimulant partiellement, y compris à vous même, ce que vous voulez dire. C’est ici qu’apparaît clairement le lien qui existe entre la politique et l’asservissement de la langue”.









[1] Projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, article 2
[2] La politique et la langue anglaise, Horizon, Modern British Writing, dir. Denys Val Baker ; publié en français in George ORWELL, Essais, articles, lettres, Volume IV, pp158-173, Editions Ivrea, 2001.
[3] Id, page 167.

samedi 7 novembre 2015

Nos ancêtres les syndicalistes


Porté par les grèves et une polarisation de l’opinion publique dont nous avions perdu l’habitude, le débat sur le syndicalisme fait rage aujourd’hui. D’un côté ceux qui le jugent dépassé et anachronique, de l’autre ceux qui l’estiment plus nécessaire que jamais pour défendre les droits des plus faibles. On se déchire comme les membres d’une famille soudain découvrant l’héritage, qu’il s’agisse de dettes ou de richesses.

L’étonnante confrontation menée par Benoît Mathieu et Martin Buxant dans L’Echo du 31 octobre 2015 en donne une fascinante métaphore. Marc Goblet, le radical Secrétaire général de la FGTB, et son frère Jean-Claude Goblet, le chef d’entreprise qui n’hésite pas à qualifier les syndicats de terroristes. Abel et Caïn, les frères séparés par le travail, devenus des ennemis se disputant les faveurs de l’Eternel.

De leur affrontement certes peu subtil, on retient aussi l’intéressante figure du père, Simon Goblet, syndicaliste lui aussi, et Président de la centrale générale de 1977 à 1987. Marc s’inscrit dans la droite ligne, ou plutôt la gauche ligne du paternel, tandis que Jean-Claude fustige son frère précisément au nom de “l’honneur de mon père qui est en jeu”[1].

Ainsi l’un et l’autre se disputent en réalité au nom d’une certaine idée du syndicalisme, dont nous serions tous - patrons et travailleurs - les héritiers, mais que nous ne comprenons pas de la même manière.

Dans la mesure où tout le système social de la Belgique repose encore très largement sur les acquis du combat syndical, formulons l’hypothèse que nous en sommes tous les enfants. Le XXIème siècle serait le moment de notre adolescence, ce moment où soudain nous nous révoltons contre nos parents, à tort ou à raison, à tort et à raison.

Evariste Dubois, le mineur de fond qui un jour roula en DS21

Cette situation a réveillé en moi l’envie d’évoquer mon propre ancêtre syndicaliste, mon grand père maternel Evariste Dubois, et de le convoquer pour nous raconter ce qu’était ce syndicalisme héroïque des années 1930 et 1960. Il se trouve en effet que je l’ai interviewé en 1983, dans le salon de sa maison ouvrière de Leval-Trahegnies, et que jamais je n’ai publié cet entretien qui constitue, me semble-t-il, un témoignage exceptionnel.

L’histoire de mon grand père est celle d’un enfant très pauvre, envoyé au travail à 14 ans, et devenu un jour par sa verve, sa ténacité et son caractère autoritaire, Président national de la Centrale des mineurs FGTB.

Enfant, je ne comprenais pas mon grand père. Je le trouvais très gentil, disponible et drôle, mais je ne le comprenais pas. D’abord parce qu’il parlait wallon, tandis que moi, fils de professeur de la ville, je ne connaissais que le français. Il avait l’allure et le parler d’un ouvrier, il pavoisait intégralement la façade de sa maison d’affiches du PSB lors des élections, mais il roulait dans une Citroën DS21 verte avec un toit blanc que n’aurait pas reniée le Général de Gaulle.

Je voyais en lui le bourgmestre de son village, et j’ignorais tout de sa carrière syndicale. Ma mère me montrait sa lampe de mineur, me disait avec une immense fierté qu’il avait travaillé sous la terre. Ce ne fut qu’à l’adolescence, en découvrant éberlué le film d’Henri Storck “Misère au Borinage”, que je réalisai qu’il racontait l’histoire de mon grand père, ce working class hero. Evariste Dubois, ce petit homme aux cheveux bouclés, aux mains noueuses et au regard pétillant, dont j’ai honte d’avoir eu un peu honte des manières quand j’étais enfant, était en fait une incarnation du courage qui allait m’inspirer toute ma vie. Même si moi, je suis devenu patron…

Au début des années quatre-vingt, j’ai donc réalisé avec lui une de mes premières interviews, sur un vieil enregistreur Uher. Je dispose toujours de la retranscription de cette conversation, que je publie trente ans plus tard, en reproduisant fidèlement sa manière de parler.

Ses propos évoquent une époque certes lointaine, pourtant on y retrouve tout ce qui fait notre quotidien en ce début de XXIème siècle : la pauvreté, la montée de l’extrême droite, la guerre, les réfugiés, l’immigration, les tensions entre Wallons et Flamands, l’austérité, les luttes sociales… La question n’est peut-être pas tant de savoir si le syndicalisme est archaïque, mais si ce n’est pas plutôt notre époque qui est un archaïsme.

Une enfance dans la misère

Evariste Dubois:

« Je suis né le 24 juin 1910, cinquième d’une famille. Mon père était ouvrier mineur. Il est décédé alors que j’avais neuf mois, et ma mère ne s’est jamais remariée. Nous vivions, dans la période de la première guerre mondiale, dans une misère noire.

Ma mère cherchait à droite et à gauche de quoi nourrir ses enfants. Ainsi, sur cette photo, on voit sur moi un manteau qu’elle avait eu au bureau de bienfaisance qui est maintenant le CPAS. On recevait du miel, de la confiture, juste assez pour survivre.

Evariste Dubois enfant, portant
le manteau du bureau de bienfaisance
Une fois que j’ai attrapé six ans, j’ai commencé à me débrouiller. Avec mon frère, on suivait les grands charriots des fermiers des environs qui allaient récolter les choux-navets pour le bétail. Avec ce qui tombait, on faisait des tranches cuites sur le couvercle du poêle. J’ai fait mes sept ans à l’école primaire, mais j’ai tout oublié ! (rires)

En 1921, j’ai fait ma communion. A ce temps là, tout le monde la faisait pour obtenir des subsides. En effet, si une famille pauvre comme la mienne faisait une communion, le curé payait le costume du dimanche, la Ville celui du lundi, et on avait une paire de chaussures à l’un, une paire de bas à l’autre… J’ai ainsi été rhabillé complètement sur le compte des fonds publics. C’était la politique des catholiques à ce temps-là, pour nous ça mettait du beurre dans les épinards. (rires)

J’ai terminé mes études à 14 ans, dès que la loi l’a permis. Je suis sorti le 30 juin avec 80%! Et le premier lundi suivant, j’étais au travail. Comme dans ma famille, c’étaient des tailleurs, je suis entré chez un patron tailleur. J’ai travaillé là un mois ou deux. Seulement, on gagnait à moitié rien, une dringuelle. Mais pour ma mère, c’était de l’argent qu’il fallait. Alors, je voyais des petits camarades travailler à la verrerie de Binche, ils y allaient de très tôt le matin jusqu’à une heure, et là, on pouvait jouer…

J’y ai donc été embauché. Il fallait y être à quatre heures du matin. Comme gamin-souffleur, on puisait avec une barre de fer dans le bassin un peu de verre, cela permettait au souffleur de faire un lien autour du verre sous forme de bouteille et couper le fond. En même temps, on nous envoyait chercher de la bière à la cantine dans des grands pots de deux litres !

J’y suis resté un an, puis j’ai filé à la cimenterie. Parce qu’on y gagnait un peu plus. Mon idéal, c’était ça, gagner plus.

J’ai quitté à seize ans: pour la première fois, j’ai travaillé au charbonnage. Pourquoi à seize ans alors qu’on pouvait y rentrer plus tôt? J’avais un oncle chef d’équipe. Ma mère voulait que j’y aille, mais lui avait dit “Qu’il attende, il ira avec moi”, car lui faisait les pauses de nuit. Et cela, on ne pouvait les faire avant seize ans. Place en or ! J’allais avec un vieux travailler sur une machine qui descendait les charriots. Lui, il me mettait coucher là dans une niche : - « Restez-là, vous êtes bien ! » (rires)

Je n’y suis pas resté longtemps. J’ai été en France travailler comme monteur de charpentes: on y gagnait plus. J’y allais à vélo. J’y suis resté un an. Je me suis marié en 1930. Les travaux se sont terminés et on m’a dit: -« Voilà, nous partons maintenant dans le midi de la France pour construire un nouveau bâtiment. Si ça vous plait, vous venez avec nous. »

Jeune marié, ma femme était enceinte[2]. Ah non, terminé tout ça ! Je suis donc revenu au charbonnage avec son père, ici, à Leval-Trahegnies, en août 1931.

Evariste Dubois en bourgeois lors de son mariage avec Noémie Minart en 1930


Les grands combats syndicaux (1932-1936)

« Je descendais au charbonnage pour 26 francs 50 par jour ! 8 heures de travail par jour, pendant 6 jours. Comme j’étais soutien de veuve et j’étais marié, je ne suis allé soldat que 8 mois. C’était la crise. Il faut se rendre compte de la misère que nous vivions.

En 1932, nous avons fait neuf semaines de grève pour avoir un franc d’augmentation par jour. Ca ne représentait pas grand chose, peut-être 10 ou 15 francs de maintenant[3].

La grève a été déclenchée dans le Borinage. Les mineurs sont venus de là à pied, les trams étaient en grève aussi. Ils sont passés par ici, nous leur avons emboîté le pas et sommes partis à Marchienne. Là, il y a eu du grabuge avec les gendarmes à cheval. C’était très mouvementé.

Sans indemnités, il fallait pendant la grève tirer son plan. On allait sur les champs chercher les pommes de terre que les fermiers avec leur machine avaient laissées. Il fallait trouver le maximum pour nourrir nos enfants.

Ce fut une période très difficile. Les lois sociales étaient presque nulles. Il y avait bien des indemnités de maladie ou d’accident, on n’avait que 25% du salaire, de 26 francs 50, mais il fallait faire toutes ses journées. Les allocations familiales, c’était 15 francs par mois, et bien sûr, soumis à l’assiduité.

De 1933 à 1935, la crise était terrible, bien pire que maintenant car on a une situation pécuniaire toute autre. A ce temps là, on n’avait rien, rien du tout…

Il a fallu 1936. Après des grèvelettes un peu partout, il y a eu cette grande grève générale qui a porté ses fruits[4]. Nous avons obtenu, après un remaniement du gouvernement, les congés payés. Institués par Achille Delattre, ministre socialiste[5] et ancien mineur.

Dédicace d'Achille Delattre au camarade
Dubois Ev. (1949)
En général, le gros travail de préparation des grèves se passait au charbonnage. On arrivait au matin, les gens étaient dans les douches: on ne travaillait pas ! On discutait, on gueulait… Moi j’étais devenu délégué, je portais au syndicat les desideratas des ouvriers. On faisait les démarches, si elles n’aboutissaient pas, c’était la grève.

Les ouvriers suivaient massivement. On avait faim. Des menaces pesaient sur nous, surtout sur ceux qui étaient logés par le charbonnage.

Un délégué, on n’hésitait pas à le mettre dehors dans mon enfance, maintenant, le syndicat commençait à être un peu plus reconnu.

Il y avait un grand syndicat chrétien: les jaunes, ceux contre qui il fallait nous battre.  En 36 à la grève générale, on a mis des soldats pour garder le charbonnage, car il y avait des sabotages. Ce n’étaient que des soldats flamands, qui étaient là pour laisser entrer les jaunes. Mais attention: si ils pouvaient, car nous étions là ! On se battait, il y avait des échauffourées terribles !

En 1937, nous avons bénéficié, nous mineurs de fond, d’une réduction d’une demi heure de travail par jour. Sept heures et demie au lieu de huit.

A chaque manifestation, on chantait l’internationale, mais elle était ressentie autrement que maintenant. Il y a encore des situations difficiles, mais pas comme avant la guerre de 1940. Le contraste est formidable, c’était la misère, réellement la misère… Nous avons connu ça, et ceux des générations avant nous, c’était encore pire: les femmes, les petits enfants descendaient au charbonnage.



L’étrange parenthèse de la guerre

« On parlait déjà de la montée d’Hitler. En 1938, la tension de la guerre montait, on avait peur. Comme maintenant, mais la guerre a changé avec le nucléaire. On avait peur, mais on rouspétait quand même !

En 1939,  nous voila mobilisés. Mon régiment, c’était les carabiniers du Prince Baudouin. Les actifs se trouvaient à la frontière, pas un n’est revenu. Rapidement, les mineurs ont été rappelés, car ils étaient plus utiles à la mine qu’à rien faire là bas. Puis en mai 40, ce fut la guerre. Nous, on ne savait rien. On voyait les avions sillonner le ciel en allant au charbonnage. Quand on est arrivés, le gérant nous a dit : -« Messieurs, c’est regrettable, mais la guerre est déclarée. Il faut rentrer immédiatement chez vous, et faire votre devoir. »

Arrivé chez moi, mon ordre de rejoindre était déjà là. Ma femme en pleurs, mes deux filles… Ma mère est arrivée, discussions… Et nous voilà partis. Nous avons pris le train à Ressaix, nous étions en avance, nous attendions. Et tout d’un coup : bombardement de la grande route Binche – Charleroi. Une panique formidable. C’était la première fois, on ne savait pas quoi faire. On s’est réfugiés en dessous des banquettes de la gare !

L’alerte finie, on ne voulait pas partir… mais on est partis quand même, avec mon camarade David, qui plus tard a été tué. On a été de Haine Saint-Pierre à Braine-le-Comte, puis à Bruxelles. Puis on est partis pour Bruges. Le lendemain, il fallait foutre le camp, les Allemands arrivaient à grands coups, ils étaient à nos trousses. Nous sommes passés à Dunkerque bombardé, puis descendus sur Angers, puis en Bretagne pour former le groupe et attaquer, faire la guerre ! (rires) Mais il fallait fuir toujours, toutes les gares que nous traversions étaient bombardées, jonchées de morts.

Finalement on est allés jusque Carcassonne, où on est restés neuf mois. Les vignerons voulaient qu’on les aide pour les vendanges. Ils ne nous payaient pas assez, mais on était entretenus par l’armée. Pour ne pas loger dans les fermes pleines de puces, on a fait notre villa dans un wagon de chemin de fer. On y avait marqué : “Villa des cœurs au chômage” (rires). On a trouvé un filet de pêche dans une remise, et on a pris tellement de poisson qu’on l’a vendu sur place.

Le soldat Evariste Dubois, 1939

Pour renter en Belgique, il fallait une autorisation. Il passait des camions de brasserie chargés de jeunes Flamands, mais nous, on ne pouvait pas revenir. Alors on a rouspété, on a fait des manifestations. Finalement on a trouvé un général qui nous a fait un ordre de rejoindre en nous disant : « A vos risques et périls ». On est montés clandestinement dans un train, mais un peu avant la ligne de démarcation, les Français nous ont attrapés, et à la première douane on a été livrés aux Allemands. Mais nous étions trois mineurs, et les Allemands étaient contents d’avoir des mineurs, ils nous ont même fait boire du champagne. Et puis on est rentrés, direct.

Après neuf mois sans aucune nouvelles d’elles, ni elles de moi, j’ai retrouvé ma femme et mes filles. Je suis tout de suite rentré au charbonnage. J’ai été désigné délégué. Il y avait toutes les démarches avec les Allemands, pour essayer d’avoir le plus de ration possible. Il y avait arrêt de travail tous les jours au matin, et les Allemands arrivaient mitraillette au poing, on nous mettait dans la cage. Il fallait aller aux kommandanturs de La Louvière, Mons, Bruxelles… mais on y était bien reçus, car ils avaient trop besoin de charbon. Au Ministère des Affaires économiques, on était reçus par un certain De Winter[6], qui représentait les Allemands, et qui était plus dur qu’eux.

Quand j’avais fini ma journée, je prenais une tartine et avec mon frère on allait à vélo en France chercher du beurre pour les enfants. On essayait de passer pendant la relève des douaniers. On les a eu à nos trousses, mais on roulait comme des coureurs. Ils criaient: -« Arrêtez-les! Arrêtez-les! ». Et les Français au bord du chemin nous disaient: « Allez les petits Belges! »
Une fois je me suis fait prendre car j’ai eu une fuite, mon frère lui a pu se sauver. Ils m’ont frappé, mais ils tapaient surtout sur ma musette pleine de farine! Ils m’ont attaché avec une corde comme une vache et on a été à Solre-le-Château, où ils m’ont enfermé dans un parc à cochons. Ils voulaient savoir où j’avais eu la marchandise.
-« Alors, vous allez nous le dire?
- Non.
- Alors vous allez partir en Allemagne.
- Pour moi c’est le même. »
En fin de compte: -« Alors, vous choisissez: l’Allemagne ou vous rentrez chez vous?
- Je vais rentrer », j’ai dit, « Et vous vous ne saurez pas quoi. Je suis délégué au charbonnage où je travaille et très connu des Allemands. Si demain je ne suis pas au poste, on leur signalera. Et vous allez payer les pots cassés. C’est vous qui irez en Allemagne!
- Bon, allez, qu’on ne vous voie plus! » Ils ont eu la trouille, on ne touchait pas au syndicat des mineurs !

Les ouvriers mineurs ont une mentalité de solidarité exceptionnelle. Les mineurs, de quelque nationalité que ce soit, une fois au fond de la mine, ils sont tous frères. Ils ont tous le visage noir. Nous avons eu des prisonniers russes à la mine pendant la guerre. Le peu de pain que nous avions, nous le partagions avec eux. Au fond, pour ne pas que les Allemands nous voient. Et après la guerre, nous avons eu des prisonniers allemands. Nous avons fait exactement la même chose.

J’ai fait connaissance avec de nombreux mineurs, je suis descendu dans des puits de toute l’Europe, on ressent toujours la même chose, c’est formidable. Ca n’existe pas ailleurs. Grâce à cette solidarité, les grèves partaient toujours des charbonnages.

L’essor socialiste par les yeux d’Evariste

« A la fin de la guerre ce fut la joie, plus rien ne comptait, plus personne ne sentait la faim. Nous on travaillait, et les revendications nouvelles sont nées. Tout le monde s’accaparait le pouvoir dans les communes. Il y a eu les élections en 1946, j’ai été candidat et j’ai été élu deuxième à la commune. J’ai été le premier Bourgmestre de Leval Trahegnies après la libération, en intérim en attendant la nomination de celui élu[7]. Je suis alors devenu échevin de l’instruction publique[8]. Echevin ou bourgmestre, je continuais à travailler. Un bourgmestre ne gagnait pas grand chose à l’époque.

Juste après la guerre les socialistes sont venus au gouvernement, on a eu Van Acker[9] comme Premier Ministre qui a instauré la sécurité sociale qui a apporté beaucoup de bien-être. Il a eu beaucoup de courage. Son slogan c’était “Ne vous laissez pas faire!”, on le voyait peint sur les locomotives de chemin de fer. Il refusait la hausse des prix, et il fallait freiner les ventes en fraude. Van Acker voulait gagner la bataille du charbon[10].

C’est dès cette époque qu’on a décidé de faire venir des étrangers, car les Belges ne voulaient déjà plus travailler au charbonnage… Emigrés et Belges doivent être traités sur le même pied, ils sont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Quand on a eu besoin d’eux, ils sont venus, et grâce à ceux ont a pu maintenir les charbonnages plus longtemps.

Dès après la guerre, les syndicats ont obtenu des augmentations de salaire, de pensions, des indemnités, etc. C’en était assez de la faim, c’en était assez des libéraux et des catholiques, c’était l’essor socialiste.

J’ai été échevin jusqu’en 1961, quand je suis devenu Bourgmestre de Leval Trahegnies jusque 1970. On allait à la centrale des mineurs le dimanche à neuf heures du matin avec 20 francs comme dédommagement. Demandez-ça un samedi matin maintenant, il n’y aura plus personne… J’ai été désigné pour assister aux commissions paritaires. Je suis devenu permanent à la Centrale en 1950, c’est alors que j’ai cessé de travailler à la fosse.

J’assistais aux réunions syndicales, aux commissions… de la question de retraites, à celle du logement en passant par le sort de la main d’œuvre étrangère… Je suis finalement devenu Président de la FGTB du Centre, et Président national de la Centrale des mineurs. 

Evariste Dubois offre une lampe de mineur à son homologue russe, La Pravda du 7 mars 1965
VOIR TRADUCTION en note 18

J’ai commencé à voyager, nous avons été en délégation dans les régions minières de toute l’Europe. Notre objectif était de comparer les conditions de travail et les méthodes des syndicats. Ainsi j’ai été en U.R.S.S., en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Pologne, au Danemark, en Suède… C’est ainsi que j’ai eu la chance de voir le soleil de minuit.

Du point de vue des régimes socialistes, les pays scandinaves étaient nettement plus libres que les pays de l’Est où l’on ressentait une terrible impression de séquestration. A l’Est, je trouvais que les Yougoslaves étaient les plus libres, la communication des gens était plus facile. Le problème dans ces voyages est toujours celui des interprètes dont on ne peut pas dire qu’ils reflètent toujours ce que les gens disent. Dans les pays de l’Est, les gens n’ont en tout cas pas l’air heureux.


Bien sûr, l’U.R.S.S. c’est grandiose. Moscou et Leningrad, avec des bâtiments immenses et prestigieux. Mais à part ça, c’est tout… Tout le monde travaille, il n’y a pas de chômage. On a vu des femmes peintres en bâtiment, ou posant du tarmac. C’était encore l’époque du Stakhanovisme. On mettait les mineurs en concurrence, ce qui est quand même une conception spéciale de l’égalité.

Les grands combats pour moi, c’était l’affaire royale en 50 et surtout la grève de 60. Le gouvernement Eyskens[11] a mis en place la loi unique[12] qui imposait à la population des sacrifices énormes, alors on a déclenché la grève générale. C’était le temps d’André Renard, un type formidable! Sa perte est une catastrophe pour le syndicalisme…[13] 

Je me souviens qu’on était avec Max Buset[14] à une réunion du parti à Jolimont. Les gens n’étaient pas chauds pour la grève. Avec Buset, on a pris un verre après la réunion. Il a dit: « Tous ces cons là, ils ont peur de faire la grève. Est-ce que vous pouvez prévenir vos délégués que demain on débraie? ». Alors on a fait le tour de tous les puits pour annoncer la grève. Ainsi la grève générale est partie comme une trainée de poudre, et elle a tenu longtemps. Il y a eu énormément de sabotages, ça a été très violent. Finalement on a abouti à un accord, la loi unique est partie.[15]

Mon souvenir marquant c’est le grand meeting que j’ai présidé place Mansart à La Louvière, noire de monde. André Renard était là. Tout d’un coup, des avions à réaction sont passés dans le ciel, très près. Pour nous perturber. Renard a arrêté son discours en disant : « Ascoutez nos liards ousqu’ils s’en vont ! »

André Renard et Evariste Dubois (lui tenant le micro) au meeting du 19 janvier 1961 à la Louvière
 (
© Amsab-Instituut voor Sociale Geschiedenis)



Les années 80, le socialisme à réinventer

« Aujourd’hui je suis toujours au comité fédéral du parti, je m’occupe des pensionnés, je suis vice-président des pensionnés socialistes wallons. J’ai été gérant et maintenant président des habitations sociales de Leval, depuis 1954. J’en suis fier, nous avons bâti depuis 270 maisons. Mais j’ai toujours été ouvrier avant homme politique.

Les politiques socialistes sont maintenant politiciens avant tout, ils savent qu’il faut changer, mais pas comment. Beaucoup deviennent rapidement socialistes. Le problème maintenant, c’est être élu à la prochaine élection. La plupart des hommes politiques ont peur de dire leur façon de penser par peur de perdre leur Ministère, pourtant, ils peuvent reprendre leur emploi… Ils ne peuvent réaliser ce que nous on a vécu. Le PS fait du sur-place. Pourtant un homme comme Spitaels[16] est capable, mais il n’y a pas de solutions miracle. On doit préparer la jeunesse à une nouvelle vie socialiste.

Je prends le cas de la Suède, qui a conduit une vraie politique socialiste, et je compare avec la France[17], empêtrée dans les difficultés. Ils ont les syndicats sur le dos, ce n’est pas en revendiquant tout le temps des salaires qu’on y arrivera, quand on a 100 francs on ne sait pas en dépenser 110. Nous les vieux, on a vécu une période où il fallait toujours aller de l’avant, parce qu’on luttait contre la misère.

Les besoins du socialisme que j’ai vécu ne sont plus ceux de maintenant. Le PS doit faire du socialisme d’une autre façon, on ne doit plus se situer dans la bataille politique comme avant guerre. Il faut pouvoir vivre normalement en complétant bien sûr ce qui a été fait, mais il faut surtout conserver ce qu’on a acquis. La période que j’ai traversée, c’était le chômage uniquement en temps de crise. Ce n’est plus le cas: même en cas de reprise on ne descendra plus en dessous de 300.000 chômeurs.

Il faut retrouver la solidarité qu’on avait dans le temps. On se réunit encore sous le même drapeau, mais plus avec le même idéal. »

***

Le 20 février 1990, Evariste Dubois est décédé à l’âge de 79 ans au Centre hospitalier du Tivoli à La Louvière, des suites de complications pulmonaires liées à la silicose, maladie des mineurs provoquée par l’inhalation de la poussière de charbon. Lorsque Bourgmestre, il avait à fleurir le monument aux morts de sa commune le 11 novembre, il ne se privait pas de pester contre le fait que les ouvriers, victimes de la mine pour la prospérité générale, n’avaient pas aussi leur monument aux morts.

Propos recueillis et commentés par Marc de Haan.





[1] Jean-Claude Goblet : « Ces syndicats sont devenus des terroristes », rencontre par Martin Buxant, in L’Echo du 31 octobre 2015, pages 2 et 3.
[2] Son épouse Noémie Minart était enceinte de leur première fille, Claudette. Ils eurent ensuite Odette, puis en décembre 1940 Monique, ma mère.
[3] Maintenant = première moitié des années 1980.
[4] La grève de 1936 débuta à Anvers, dans l’émotion provoquée par l’assassinat de deux leaders syndicaux par des militants d’extrême droite. Les dockers partirent les premiers en grève, et le 3 juin des milliers de travailleurs descendirent sur Bruxelles. La grève s’amplifia et le 18 juin, on comptait en Belgique un demi million de grévistes. Le 24 juin, le Premier ministre Van Zeeland (Parti catholique) annonça une réforme portant une augmentation salariale de 7 %, la semaine des 40 heures, des congés payés de minimum 6 jours par an, une assurance-maladie et une augmentation des allocations familiales.
[5] Ministre du Travail et de la Prévoyance sociale de 1935 à 1939.
[6] Il pourrait s’agir d’Emile De Winter, l’un des cinq secrétaires généraux qui administraient le pays sous l’occupation.
[7] Près de 40 ans plus tard, Evariste Dubois était trahi par sa mémoire. Selon le blog du cercle d’histoire de Leval-Trahegnies, on recense deux autres maïeurs ad intérim en remplacement du Bourgmestre Alexandre Meurant mort en captivité à Buchenwald en 1945. Séraphin Blondiau a ensuite dirigé la commune de 1947 à 1961, puis Evariste Dubois a ceint l’écharpe mayorale pour neuf années. http://chlem.skynetblogs.be/index-1.html
[8] Echevin de l’instruction, Evariste Dubois s’excusait toujours de ses fautes d’orthographe en disant : « j’ai fait mon école moyenne au fond de la mine ».
[9] Achille Van Acker fut Premier Ministre de deux gouvernements d’après guerre, de février à août 1945 (socialistes-catholiques-libéraux-communistes-UDB), d’août 1945 à janvier 1946 (les mêmes, sans les catholiques) et de mars à juillet 1946 (socialistes-libéraux-communistes). Evariste Dubois lui vouait une grande admiration.
[10] On a appelé « la bataille du charbon » l’effort mené par la Belgique pour relancer la production au niveau d’avant-guerre. Achille Van Acker avait déclaré devant la chambre des représentants : « C’est un truisme de dire que le charbon est, pour la Belgique, aussi indispensable que le pain. L’industrie charbonnière est à la base de notre activité économique. » (Annales parlementaires, 14/02/1945, p. 154, col. 1 et 2.)
[11] Suite à la défaite des socialistes, Gaston Eyskens est devenu le Premier Ministre d’un gouvernement de coalition de centre-droit associant le PSC (sociaux-chrétiens) et le PLP (libéraux)
[12] « Projet de loi d’expansion économique, de progrès social et de redressement financier », mis au point fin 1960 et adopté en février 1961, pour redresser les finances publiques. Ce programme d’austérité a provoqué une forte réaction sociale, partie de la FGTB wallonne, et incarnée par son leader André Renard. La grève générale, rapidement abandonnée en Flandre, dura six semaines en Wallonie.
[13] André Renard est mort en 1962, à seulement 51 ans.
[14] Président du PSB (parti socialiste) de 1945 à 1959.
[15] Evariste Dubois voyait l’issue du combat par son propre prisme, puisque la loi unique a bien été votée. Le principal effet de la grève serait plutôt « la relance de l’action wallonne, qui pour la première fois depuis l’intervention d’André Renard au Congrès national wallon, se trouve dotée d’une large assise populaire et d’une véritable représentativité de fait » cf. Xavier Mabille, Histoire politique de la Belgique, nouvelle édition revue et complétée 1997, CRISP.
[16] Guy Spitaels, Président du Parti socialiste de 1981 à 1992. Evariste Dubois en parlait en faisant la moue, lui dont les héros étaient les dirigeants issus du milieu ouvrier, comme Achille Delattre ou Achille Van Acker.
[17] Au moment de l’interview, François Mitterrand est Président de la République. Son élection en mai 1981 fut une joie très vive pour Evariste Dubois, qui déploya son drapeau rouge sur la façade de sa maison. Manifestement, son espoir cédait à l’inquiétude : en 1983 le gouvernement français abandonnait sa politique économique basée sur la relance de la consommation pour se résoudre à une politique dite de rigueur.
[18] Article de la Pravda du 7 mars 1965CADEAU DES MINEURS BELGES
A l’invitation du Comité Central des syndicats de l’industrie minière, une délégation des mineurs belges  composée  par  le  Président  de la Centrale professionnelle des travailleurs des mines, Evariste Dubois (tête de la délégation), Jean Olisagers,  Secrétaire de la centrale professionnelle, et Joseph Colpen,  Secrétaire de la section « Bois» de cette centrale, est venue en Union Soviétique.
Avant leur départ de notre pays les dirigeants syndicaux belges ont remis en cadeau aux mineurs soviétiques une lampe. La remise du cadeau a eu lieu dans les locaux du musée d’Etat de la Révolution de l’URSS où sera conservée la lampe des mineurs  de nos amis belges.
« Nous sommes très contents de l’accueil qui nous a été accordé », a déclaré Evariste Dubois en conversation avec le correspondant du journal Trud. « Nous avons reçu partout des expressions  chaleureuses et fraternelles. La lampe que nous avons remise est un symbole d’amitié entre nos deux pays. Je profite de l’occasion pour féliciter les travailleurs soviétiques à l’occasion de la fête de la Victoire ».
Légende de la photo : Nos visiteurs belges remettent le cadeau. Dans l’ordre de droite à gauche : le Secrétaire de la Centrale des travailleurs de l’industrie des mines A. Semenof, le Directeur du musée de la révolution de l’URSS  A. Tolstichina, Jean Olisagers, Evariste Dubois, et Joseph Colpen.

lundi 19 octobre 2015

Le temps où le racisme n’existait pas.


Vous ne me croirez pas, mais j’ai connu le temps où le racisme n’existait pas. Ou si peu. Ou si loin. En tout cas, un temps où le racisme ne nous tenait pas comme aujourd’hui dans son étau. Un temps où personne n’aurait vomi sa haine de l’autre dans le courrier des lecteurs. Un temps où aucun politicien n’aurait osé justifier l’abandon des boat people vietnamiens. Un temps où les intellectuels prenaient la défense des plus faibles. Un temps où l’extrême droite restait groupusculaire.

J’habitais avec mes parents en Wallonie. Les étrangers pour moi, c’étaient les enfants des travailleurs italiens venus choper la silicose dans nos mines. A l’école, il se trouvait toujours un idiot pour les traiter de « macaronis ». Un gamin qui ne comprenait pas la portée de son injure, et nous regardait effaré quand nous le traitions de raciste. Nous avions en tête le scandale de la chanson «  A la moutouelle qué la vie est belle », car de tout temps on a taxé de profiteurs les courageux immigrés. 

Adolescents, le racisme nous était raconté par nos grands parents qui avaient connu l’occupation nazie à vingt ans. Le racisme, c’était il y a longtemps. Ou c’était loin, en Afrique du Sud, là où l’apartheid perpétuait les ténèbres esclavagistes. On signait les lettres d’Amnesty International, on s’indignait de la mort de Steve Biko, en fredonnant la chanson de Peter Gabriel:

You can blow out a candle
But you can't blow out a fire

Nous avions confiance, nous étions certains que rien ne pourrait éteindre le feu de la fraternité qui purifierait la terre de l’injustice et la haine. Le racisme était un archaïsme, certes à combattre, mais dans notre milieu privilégié on pouvait vivre dans l'illusion de son inexistence. 

Jamais nous n’aurions imaginé que la jeunesse pourrait un jour fournir des troupes au Front National. La jeunesse était un rempart contre le racisme, et elle ne craignait pas de brûler ses idoles qui dérapaient. Quand en 1976 Eric Clapton avait appelé à voter contre « la colonisation noire » de la Grande Bretagne lors d’un concert à Birmingham, toute une jeunesse a réagi en soutenant le mouvement Rock against racism. Porté par la nouvelle génération des Clash ou Tom Robinson Band, il était venu jusque Bruxelles où l’on portait son pin’s étoilé. Avec une version Rock against Van Haelteren pour fustiger le méchant Bourgmestre de Bruxelles qui interdisait les concerts au théâtre de verdure de Laeken. Nos combats, à côté de ceux des jeunes qui aidaient récemment les réfugiés au parc Maximilien, c’était vraiment de la rigolade…

C’est au début des années 80, devenu étudiant à l’Université Libre de Bruxelles, que je découvris que le racisme existait encore. Je me souviens d’une conversation avec la petite amie d’un copain, une punkette déjantée, qui se vantait de détester les Arabes. Des Arabes, au 50 avenue Roosevelt, on n’en voyait pas beaucoup… Je m’entends encore lui parler, tenter de la convaincre, fort de mon éducation, de mes idéaux et de douze ans de cours de morale laïque. Je ne suis pas sûr d’avoir encore aujourd’hui la patience de discuter avec les racistes. Quand ils me trollent sur twitter, je les bloque, considérant à tort, à raison, ou par lassitude, qu’ils sont perdus pour l’humanité. Mais à 19 ans, je croyais encore que la raison et l’amour pouvaient triompher de l’ignorance et la peur, et je ne ménageai pas mes efforts pour convaincre la punkette racistoïde.

Les années ont passé. J’ai appris à connaître Bruxelles, à découvrir qu’il y avait dans cette grande ville plus de Mohammed que de Quick et de Flupke. Je les ai tous aimés d’emblée, mais j’ai compris avec le temps que les relations entre communautés n’étaient pas si simples, que la ville se ghettoïsait. En rejetant ceux dont elle avait peur, la punkette et ses amis nous préparaient des lendemains qui déchantent. L’époque où l’on fermait des écoles à Cureghem, l’époque où un petit Marocain de la commune de Roger Nols ne pouvait pas gagner un concours de dessin. Ces enfants qui ne purent profiter de la croissance, ces gosses relégués dans des écoles abandonnées, se virent ensuite fermer au nez la porte des entreprises. Vinrent la crise économique, le durcissement du conflit israélo palestinien, et le terrorisme islamiste… Puis un jour, dans le tram, un gamin tout foncé me lança avec morgue: « Pousse-toi le blond ! » Il me faisait prendre conscience de ma différence, comme certains ont découvert un jour qu’ils étaient juifs ou nègres. Les racistes avaient-ils gagné ? 

Jamais. Jamais ils ne gagneront. Sans doute ressusciteront-ils le temps d’un plateau télé le mensonge de la race blanche, ils feront la une de newsmagazines mourants. Sans doute remporteront-ils des victoires temporaires, des succès électoraux, sans doute prendront-ils le pouvoir ici et là, quand ce n’est déjà fait. Mais jamais ils ne gagneront. Tout simplement parce qu’ils ne pourront jamais faire que nous ne soyons pas tous des êtres humains, et par là même libres et égaux.


Demain une nouvelle jeunesse se lèvera, celle qui était au parc Maximilien, et chantera le vieux refrain de Tom Robinson:

Power in the darkness
Frightening lies from the other side
Power in the darkness
Stand up and fight for your rights

Et mes enfants connaîtront peut-être le monde merveilleux de mon enfance, ce monde où le racisme n'existait pas.