Vous ne me croirez pas, mais j’ai connu le temps où le
racisme n’existait pas. Ou si peu. Ou si loin. En tout cas, un temps où le
racisme ne nous tenait pas comme aujourd’hui dans son étau. Un temps où
personne n’aurait vomi sa haine de l’autre dans le courrier des lecteurs. Un
temps où aucun politicien n’aurait osé justifier l’abandon des boat people
vietnamiens. Un temps où les intellectuels prenaient la défense des plus
faibles. Un temps où l’extrême droite restait groupusculaire.
You can blow out a candle
But you can't blow out a fire
Nous avions confiance, nous étions certains que rien ne pourrait éteindre le feu de la fraternité qui purifierait la terre de l’injustice et la haine.
Jamais nous n’aurions imaginé que la jeunesse pourrait un jour fournir des troupes au Front National. La jeunesse était un rempart contre le racisme, et elle ne craignait pas de brûler ses idoles qui dérapaient. Quand en 1976 Eric Clapton avait appelé à voter contre « la colonisation noire » de la Grande Bretagne lors d’un concert à Birmingham, toute une jeunesse a réagi en soutenant le mouvement Rock against racism. Porté par la nouvelle génération des Clash ou Tom Robinson Band, il était venu jusque Bruxelles où l’on portait son pin’s étoilé. Avec une version Rock against Van Haelteren pour fustiger le méchant Bourgmestre de Bruxelles qui interdisait les concerts au théâtre de verdure de Laeken. Nos combats, à côté de ceux des jeunes qui aidaient récemment les réfugiés au parc Maximilien, c’était vraiment de la rigolade…
C’est au début des années 80, devenu étudiant à l’Université Libre de Bruxelles, que je découvris que le racisme existait encore. Je me souviens d’une conversation avec la petite amie d’un copain, une punkette déjantée, qui se vantait de détester les Arabes. Des Arabes, au 50 avenue Roosevelt, on n’en voyait pas beaucoup… Je m’entends encore lui parler, tenter de la convaincre, fort de mon éducation, de mes idéaux et de douze ans de cours de morale laïque. Je ne suis pas sûr d’avoir encore aujourd’hui la patience de discuter avec les racistes. Quand ils me trollent sur twitter, je les bloque, considérant à tort, à raison, ou par lassitude, qu’ils sont perdus pour l’humanité. Mais à 19 ans, je croyais encore que la raison et l’amour pouvaient triompher de l’ignorance et la peur, et je ne ménageai pas mes efforts pour convaincre la punkette racistoïde.
Les années ont passé. J’ai appris à connaître Bruxelles, à découvrir qu’il y avait dans cette grande ville plus de Mohammed que de Quick et de Flupke. Je les ai tous aimés d’emblée, mais j’ai compris avec le temps que les relations entre communautés n’étaient pas si simples, que la ville se ghettoïsait. En rejetant ceux dont elle avait peur, la punkette et ses amis nous préparaient des lendemains qui déchantent. L’époque où l’on fermait des écoles à Cureghem, l’époque où un petit Marocain de la commune de Roger Nols ne pouvait pas gagner un concours de dessin. Ces enfants qui ne purent profiter de la croissance, ces gosses relégués dans des écoles abandonnées, se virent ensuite fermer au nez la porte des entreprises. Vinrent la crise économique, le durcissement du conflit israélo palestinien, et le terrorisme islamiste… Puis un jour, dans le tram, un gamin tout foncé me lança avec morgue: « Pousse-toi le blond ! » Il me faisait prendre conscience de ma différence, comme certains ont découvert un jour qu’ils étaient juifs ou nègres. Les racistes avaient-ils gagné ?
Demain une nouvelle jeunesse se lèvera, celle qui était au parc Maximilien, et chantera le vieux refrain de Tom Robinson:
Power in the darkness
Frightening lies from the other side
Power in the darkness
Stand up and fight for your rights
Et mes enfants connaîtront peut-être le monde merveilleux de mon enfance, ce monde où le racisme n'existait pas.