Porté par les grèves et une polarisation de l’opinion
publique dont nous avions perdu l’habitude, le débat sur le syndicalisme fait
rage aujourd’hui. D’un côté ceux qui le jugent dépassé et anachronique, de
l’autre ceux qui l’estiment plus nécessaire que jamais pour défendre les droits
des plus faibles. On se déchire comme les membres d’une famille soudain
découvrant l’héritage, qu’il s’agisse de dettes ou de richesses.
L’étonnante confrontation menée par Benoît Mathieu et Martin
Buxant dans L’Echo du 31 octobre 2015 en donne une fascinante métaphore. Marc
Goblet, le radical Secrétaire général de la FGTB, et son frère Jean-Claude
Goblet, le chef d’entreprise qui n’hésite pas à qualifier les syndicats de
terroristes. Abel et Caïn, les frères séparés par le travail, devenus des ennemis se disputant les faveurs de l’Eternel.
De leur affrontement certes peu subtil, on retient aussi
l’intéressante figure du père, Simon Goblet, syndicaliste lui aussi, et
Président de la centrale générale de 1977 à 1987. Marc s’inscrit dans la droite
ligne, ou plutôt la gauche ligne du paternel, tandis que Jean-Claude fustige
son frère précisément au nom de “l’honneur de mon père qui est en jeu”[1].
Ainsi l’un et l’autre se disputent en réalité au nom d’une
certaine idée du syndicalisme, dont nous serions tous - patrons et travailleurs
- les héritiers, mais que nous ne comprenons pas de la même manière.
Dans la mesure où tout le système social de la Belgique
repose encore très largement sur les acquis du combat syndical, formulons
l’hypothèse que nous en sommes tous les enfants. Le XXIème siècle serait le
moment de notre adolescence, ce moment où soudain nous nous révoltons contre
nos parents, à tort ou à raison, à tort et à raison.
Evariste Dubois, le
mineur de fond qui un jour roula en DS21
Cette situation a réveillé en moi l’envie d’évoquer mon
propre ancêtre syndicaliste, mon grand père maternel Evariste Dubois, et de le
convoquer pour nous raconter ce qu’était ce syndicalisme héroïque des années 1930
et 1960. Il se trouve en effet que je l’ai interviewé en 1983, dans le salon de
sa maison ouvrière de Leval-Trahegnies, et que jamais je n’ai publié cet
entretien qui constitue, me semble-t-il, un témoignage exceptionnel.
L’histoire de mon grand père est celle d’un enfant très
pauvre, envoyé au travail à 14 ans, et devenu un jour par sa verve, sa ténacité
et son caractère autoritaire, Président national de la Centrale des mineurs
FGTB.
Enfant, je ne comprenais pas mon grand père. Je le trouvais
très gentil, disponible et drôle, mais je ne le comprenais pas. D’abord parce
qu’il parlait wallon, tandis que moi, fils de professeur de la ville, je ne
connaissais que le français. Il avait l’allure et le parler d’un ouvrier, il
pavoisait intégralement la façade de sa maison d’affiches du PSB lors des
élections, mais il roulait dans une Citroën DS21 verte avec un toit blanc que
n’aurait pas reniée le Général de Gaulle.
Je voyais en lui le bourgmestre de son village, et
j’ignorais tout de sa carrière syndicale. Ma mère me montrait sa lampe de
mineur, me disait avec une immense fierté qu’il avait travaillé sous la terre.
Ce ne fut qu’à l’adolescence, en découvrant éberlué le film d’Henri Storck
“Misère au Borinage”, que je réalisai qu’il racontait l’histoire de mon grand
père, ce working class hero. Evariste
Dubois, ce petit homme aux cheveux bouclés, aux mains noueuses et au regard
pétillant, dont j’ai honte d’avoir eu un peu honte des manières quand j’étais
enfant, était en fait une incarnation du courage qui allait m’inspirer toute ma
vie. Même si moi, je suis devenu patron…
Au début des années quatre-vingt, j’ai donc réalisé avec lui
une de mes premières interviews, sur un vieil enregistreur Uher. Je dispose
toujours de la retranscription de cette conversation, que je publie trente ans
plus tard, en reproduisant fidèlement sa manière de parler.
Ses propos évoquent une époque certes lointaine, pourtant on
y retrouve tout ce qui fait notre quotidien en ce début de XXIème siècle : la
pauvreté, la montée de l’extrême droite, la guerre, les réfugiés,
l’immigration, les tensions entre Wallons et Flamands, l’austérité, les luttes
sociales… La question n’est peut-être pas tant de savoir si le syndicalisme est
archaïque, mais si ce n’est pas plutôt notre époque qui est un archaïsme.
Une enfance dans la
misère
Evariste Dubois:
« Je suis né le 24 juin 1910, cinquième d’une famille.
Mon père était ouvrier mineur. Il est décédé alors que j’avais neuf mois, et ma
mère ne s’est jamais remariée. Nous vivions, dans la période de la première
guerre mondiale, dans une misère noire.
Ma mère cherchait à droite et à gauche de quoi nourrir ses
enfants. Ainsi, sur cette photo, on voit sur moi un manteau qu’elle avait eu au
bureau de bienfaisance qui est maintenant le CPAS. On recevait du miel, de la
confiture, juste assez pour survivre.
Evariste Dubois enfant, portant le manteau du bureau de bienfaisance |
Une fois que j’ai attrapé six ans, j’ai commencé à me
débrouiller. Avec mon frère, on suivait les grands charriots des fermiers des
environs qui allaient récolter les choux-navets pour le bétail. Avec ce qui
tombait, on faisait des tranches cuites sur le couvercle du poêle. J’ai fait
mes sept ans à l’école primaire, mais j’ai tout oublié ! (rires)
En 1921, j’ai fait ma communion. A ce temps là, tout le
monde la faisait pour obtenir des subsides. En effet, si une famille pauvre
comme la mienne faisait une communion, le curé payait le costume du dimanche,
la Ville celui du lundi, et on avait une paire de chaussures à l’un, une paire
de bas à l’autre… J’ai ainsi été rhabillé complètement sur le compte des fonds
publics. C’était la politique des catholiques à ce temps-là, pour nous ça
mettait du beurre dans les épinards. (rires)
J’ai terminé mes études à 14 ans, dès que la loi l’a permis.
Je suis sorti le 30 juin avec 80%! Et le premier lundi suivant, j’étais au
travail. Comme dans ma famille, c’étaient des tailleurs, je suis entré chez un
patron tailleur. J’ai travaillé là un mois ou deux. Seulement, on gagnait à
moitié rien, une dringuelle. Mais pour ma mère, c’était de l’argent qu’il
fallait. Alors, je voyais des petits camarades travailler à la verrerie de
Binche, ils y allaient de très tôt le matin jusqu’à une heure, et là, on
pouvait jouer…
J’y ai donc été embauché. Il fallait y être à quatre heures
du matin. Comme gamin-souffleur, on puisait avec une barre de fer dans le
bassin un peu de verre, cela permettait au souffleur de faire un lien autour du
verre sous forme de bouteille et couper le fond. En même temps, on nous
envoyait chercher de la bière à la cantine dans des grands pots de deux litres
!
J’y suis resté un an, puis j’ai filé à la cimenterie. Parce
qu’on y gagnait un peu plus. Mon idéal, c’était ça, gagner plus.
J’ai quitté à seize ans: pour la première fois, j’ai
travaillé au charbonnage. Pourquoi à seize ans alors qu’on pouvait y rentrer
plus tôt? J’avais un oncle chef d’équipe. Ma mère voulait que j’y aille, mais
lui avait dit “Qu’il attende, il ira avec moi”, car lui faisait les pauses de
nuit. Et cela, on ne pouvait les faire avant seize ans. Place en or ! J’allais
avec un vieux travailler sur une machine qui descendait les charriots. Lui, il
me mettait coucher là dans une niche : - « Restez-là, vous êtes bien
! » (rires)
Je n’y suis pas resté longtemps. J’ai été en France
travailler comme monteur de charpentes: on y gagnait plus. J’y allais à vélo.
J’y suis resté un an. Je me suis marié en 1930. Les travaux se sont terminés et
on m’a dit: -« Voilà, nous partons maintenant dans le midi de la France
pour construire un nouveau bâtiment. Si ça vous plait, vous venez avec nous. »
Jeune marié, ma femme était enceinte[2].
Ah non, terminé tout ça ! Je suis donc revenu au charbonnage avec son père,
ici, à Leval-Trahegnies, en août 1931.
Evariste Dubois en bourgeois lors de son mariage avec Noémie Minart en 1930 |
Les grands combats
syndicaux (1932-1936)
« Je descendais au charbonnage pour 26 francs 50 par
jour ! 8 heures de travail par jour, pendant 6 jours. Comme j’étais soutien de
veuve et j’étais marié, je ne suis allé soldat que 8 mois. C’était la crise. Il
faut se rendre compte de la misère que nous vivions.
En 1932, nous avons fait neuf semaines de grève pour avoir
un franc d’augmentation par jour. Ca ne représentait pas grand chose, peut-être
10 ou 15 francs de maintenant[3].
La grève a été déclenchée dans le Borinage. Les mineurs sont
venus de là à pied, les trams étaient en grève aussi. Ils sont passés par ici,
nous leur avons emboîté le pas et sommes partis à Marchienne. Là, il y a eu du
grabuge avec les gendarmes à cheval. C’était très mouvementé.
Sans indemnités, il fallait pendant la grève tirer son plan.
On allait sur les champs chercher les pommes de terre que les fermiers avec
leur machine avaient laissées. Il fallait trouver le maximum pour nourrir nos
enfants.
Ce fut une période très difficile. Les lois sociales étaient
presque nulles. Il y avait bien des indemnités de maladie ou d’accident, on
n’avait que 25% du salaire, de 26 francs 50, mais il fallait faire toutes ses
journées. Les allocations familiales, c’était 15 francs par mois, et bien sûr,
soumis à l’assiduité.
De 1933 à 1935, la crise était terrible, bien pire que
maintenant car on a une situation pécuniaire toute autre. A ce temps là, on
n’avait rien, rien du tout…
Il a fallu 1936. Après des grèvelettes un peu partout, il y
a eu cette grande grève générale qui a porté ses fruits[4].
Nous avons obtenu, après un remaniement du gouvernement, les congés payés.
Institués par Achille Delattre, ministre socialiste[5]
et ancien mineur.
En général, le gros travail de préparation des grèves se
passait au charbonnage. On arrivait au matin, les gens étaient dans les
douches: on ne travaillait pas ! On discutait, on gueulait… Moi j’étais devenu
délégué, je portais au syndicat les desideratas des ouvriers. On faisait les
démarches, si elles n’aboutissaient pas, c’était la grève.
Les ouvriers suivaient massivement. On avait faim. Des
menaces pesaient sur nous, surtout sur ceux qui étaient logés par le
charbonnage.
Un délégué, on n’hésitait pas à le mettre dehors dans mon enfance,
maintenant, le syndicat commençait à être un peu plus reconnu.
Il y avait un grand syndicat chrétien: les jaunes, ceux
contre qui il fallait nous battre.
En 36 à la grève générale, on a mis des soldats pour garder le
charbonnage, car il y avait des sabotages. Ce n’étaient que des soldats
flamands, qui étaient là pour laisser entrer les jaunes. Mais attention: si ils
pouvaient, car nous étions là ! On se battait, il y avait des échauffourées
terribles !
En 1937, nous avons bénéficié, nous mineurs de fond, d’une
réduction d’une demi heure de travail par jour. Sept heures et demie au lieu de
huit.
A chaque manifestation, on chantait l’internationale, mais
elle était ressentie autrement que maintenant. Il y a encore des situations
difficiles, mais pas comme avant la guerre de 1940. Le contraste est
formidable, c’était la misère, réellement la misère… Nous avons connu ça, et
ceux des générations avant nous, c’était encore pire: les femmes, les petits
enfants descendaient au charbonnage.
L’étrange parenthèse
de la guerre
« On parlait déjà de la montée d’Hitler. En 1938, la
tension de la guerre montait, on avait peur. Comme maintenant, mais la guerre a
changé avec le nucléaire. On avait peur, mais on rouspétait quand même !
En 1939, nous
voila mobilisés. Mon régiment, c’était les carabiniers du Prince Baudouin. Les
actifs se trouvaient à la frontière, pas un n’est revenu. Rapidement, les mineurs
ont été rappelés, car ils étaient plus utiles à la mine qu’à rien faire là bas.
Puis en mai 40, ce fut la guerre. Nous, on ne savait rien. On voyait les avions
sillonner le ciel en allant au charbonnage. Quand on est arrivés, le gérant
nous a dit : -« Messieurs, c’est regrettable, mais la guerre est déclarée.
Il faut rentrer immédiatement chez vous, et faire votre devoir. »
Arrivé chez moi, mon ordre de rejoindre était déjà là. Ma
femme en pleurs, mes deux filles… Ma mère est arrivée, discussions… Et nous
voilà partis. Nous avons pris le train à Ressaix, nous étions en avance, nous
attendions. Et tout d’un coup : bombardement de la grande route Binche –
Charleroi. Une panique formidable. C’était la première fois, on ne savait pas
quoi faire. On s’est réfugiés en dessous des banquettes de la gare !
L’alerte finie, on ne voulait pas partir… mais on est partis
quand même, avec mon camarade David, qui plus tard a été tué. On a été de Haine
Saint-Pierre à Braine-le-Comte, puis à Bruxelles. Puis on est partis pour
Bruges. Le lendemain, il fallait foutre le camp, les Allemands arrivaient à
grands coups, ils étaient à nos trousses. Nous sommes passés à Dunkerque
bombardé, puis descendus sur Angers, puis en Bretagne pour former le groupe et
attaquer, faire la guerre ! (rires) Mais il fallait fuir toujours, toutes les
gares que nous traversions étaient bombardées, jonchées de morts.
Finalement on est allés jusque Carcassonne, où on est restés
neuf mois. Les vignerons voulaient qu’on les aide pour les vendanges. Ils ne
nous payaient pas assez, mais on était entretenus par l’armée. Pour ne pas
loger dans les fermes pleines de puces, on a fait notre villa dans un wagon de
chemin de fer. On y avait marqué : “Villa des cœurs au chômage” (rires). On a
trouvé un filet de pêche dans une remise, et on a pris tellement de poisson
qu’on l’a vendu sur place.
Pour renter en Belgique, il fallait une autorisation. Il
passait des camions de brasserie chargés de jeunes Flamands, mais nous, on ne
pouvait pas revenir. Alors on a rouspété, on a fait des manifestations.
Finalement on a trouvé un général qui nous a fait un ordre de rejoindre en nous
disant : « A vos risques et périls ». On est montés clandestinement
dans un train, mais un peu avant la ligne de démarcation, les Français nous ont
attrapés, et à la première douane on a été livrés aux Allemands. Mais nous
étions trois mineurs, et les Allemands étaient contents d’avoir des mineurs,
ils nous ont même fait boire du champagne. Et puis on est rentrés, direct.
Après neuf mois sans aucune nouvelles d’elles, ni elles de
moi, j’ai retrouvé ma femme et mes filles. Je suis tout de suite rentré au
charbonnage. J’ai été désigné délégué. Il y avait toutes les démarches avec les
Allemands, pour essayer d’avoir le plus de ration possible. Il y avait arrêt de
travail tous les jours au matin, et les Allemands arrivaient mitraillette au
poing, on nous mettait dans la cage. Il fallait aller aux kommandanturs de La
Louvière, Mons, Bruxelles… mais on y était bien reçus, car ils avaient trop
besoin de charbon. Au Ministère des Affaires économiques, on était reçus par un
certain De Winter[6], qui
représentait les Allemands, et qui était plus dur qu’eux.
Quand j’avais fini ma journée, je prenais une tartine et
avec mon frère on allait à vélo en France chercher du beurre pour les enfants. On
essayait de passer pendant la relève des douaniers. On les a eu à nos trousses,
mais on roulait comme des coureurs. Ils criaient: -« Arrêtez-les!
Arrêtez-les! ». Et les Français au bord du chemin nous disaient: « Allez
les petits Belges! »
Une fois je me suis fait prendre car j’ai eu une fuite, mon
frère lui a pu se sauver. Ils m’ont frappé, mais ils tapaient surtout sur ma
musette pleine de farine! Ils m’ont attaché avec une corde comme une vache et
on a été à Solre-le-Château, où ils m’ont enfermé dans un parc à cochons. Ils
voulaient savoir où j’avais eu la marchandise.
-« Alors, vous allez nous le dire?
- Non.
- Alors vous allez partir en Allemagne.
- Pour moi c’est le même. »
En fin de compte: -« Alors, vous choisissez: l’Allemagne
ou vous rentrez chez vous?
- Je vais rentrer », j’ai dit, « Et vous vous ne
saurez pas quoi. Je suis délégué au charbonnage où je travaille et très connu
des Allemands. Si demain je ne suis pas au poste, on leur signalera. Et vous
allez payer les pots cassés. C’est vous qui irez en Allemagne!
- Bon, allez, qu’on ne vous voie plus! » Ils ont eu la
trouille, on ne touchait pas au syndicat des mineurs !
Les ouvriers mineurs ont une mentalité de solidarité
exceptionnelle. Les mineurs, de quelque nationalité que ce soit, une fois au
fond de la mine, ils sont tous frères. Ils ont tous le visage noir. Nous avons
eu des prisonniers russes à la mine pendant la guerre. Le peu de pain que nous
avions, nous le partagions avec eux. Au fond, pour ne pas que les Allemands
nous voient. Et après la guerre, nous avons eu des prisonniers allemands. Nous
avons fait exactement la même chose.
J’ai fait connaissance avec de nombreux mineurs, je suis
descendu dans des puits de toute l’Europe, on ressent toujours la même chose,
c’est formidable. Ca n’existe pas ailleurs. Grâce à cette solidarité, les
grèves partaient toujours des charbonnages.
L’essor socialiste
par les yeux d’Evariste
« A la fin de la guerre ce fut la joie, plus rien ne
comptait, plus personne ne sentait la faim. Nous on travaillait, et les
revendications nouvelles sont nées. Tout le monde s’accaparait le pouvoir dans
les communes. Il y a eu les élections en 1946, j’ai été candidat et j’ai été
élu deuxième à la commune. J’ai été le premier Bourgmestre de Leval Trahegnies
après la libération, en intérim en attendant la nomination de celui élu[7].
Je suis alors devenu échevin de l’instruction publique[8].
Echevin ou bourgmestre, je continuais à travailler. Un bourgmestre ne gagnait
pas grand chose à l’époque.
Juste après la guerre les socialistes sont venus au
gouvernement, on a eu Van Acker[9]
comme Premier Ministre qui a instauré la sécurité sociale qui a apporté
beaucoup de bien-être. Il a eu beaucoup de courage. Son slogan c’était “Ne vous
laissez pas faire!”, on le voyait peint sur les locomotives de chemin de fer.
Il refusait la hausse des prix, et il fallait freiner les ventes en fraude. Van
Acker voulait gagner la bataille du charbon[10].
C’est dès cette époque qu’on a décidé de faire venir des étrangers, car les
Belges ne voulaient déjà plus travailler au charbonnage… Emigrés et Belges
doivent être traités sur le même pied, ils sont les mêmes droits et les mêmes
devoirs. Quand on a eu besoin d’eux, ils sont venus, et grâce à ceux ont a pu
maintenir les charbonnages plus longtemps.
Dès après la guerre, les syndicats ont obtenu des
augmentations de salaire, de pensions, des indemnités, etc. C’en était assez de
la faim, c’en était assez des libéraux et des catholiques, c’était l’essor
socialiste.
J’ai été échevin jusqu’en 1961, quand je suis devenu Bourgmestre
de Leval Trahegnies jusque 1970. On allait à la centrale des mineurs le
dimanche à neuf heures du matin avec 20 francs comme dédommagement. Demandez-ça
un samedi matin maintenant, il n’y aura plus personne… J’ai été désigné pour
assister aux commissions paritaires. Je suis devenu permanent à la Centrale en
1950, c’est alors que j’ai cessé de travailler à la fosse.
J’assistais aux réunions syndicales, aux commissions… de la
question de retraites, à celle du logement en passant par le sort de la main d’œuvre
étrangère… Je suis finalement devenu Président de la FGTB du Centre, et
Président national de la Centrale des mineurs.
Evariste Dubois offre une lampe de mineur à son homologue russe, La Pravda du 7 mars 1965 VOIR TRADUCTION en note 18 |
J’ai commencé à voyager, nous
avons été en délégation dans les régions minières de toute l’Europe. Notre
objectif était de comparer les conditions de travail et les méthodes des
syndicats. Ainsi j’ai été en U.R.S.S., en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en
Pologne, au Danemark, en Suède… C’est ainsi que j’ai eu la chance de voir le
soleil de minuit.
Du point de vue des régimes socialistes, les pays
scandinaves étaient nettement plus libres que les pays de l’Est où l’on
ressentait une terrible impression de séquestration. A l’Est, je trouvais que
les Yougoslaves étaient les plus libres, la communication des gens était plus
facile. Le problème dans ces voyages est toujours celui des interprètes dont on
ne peut pas dire qu’ils reflètent toujours ce que les gens disent. Dans les
pays de l’Est, les gens n’ont en tout cas pas l’air heureux.
Bien sûr, l’U.R.S.S. c’est grandiose. Moscou et Leningrad,
avec des bâtiments immenses et prestigieux. Mais à part ça, c’est tout… Tout le
monde travaille, il n’y a pas de chômage. On a vu des femmes peintres en
bâtiment, ou posant du tarmac. C’était encore l’époque du Stakhanovisme. On
mettait les mineurs en concurrence, ce qui est quand même une conception
spéciale de l’égalité.
Les grands combats pour moi, c’était l’affaire royale en 50 et
surtout la grève de 60. Le gouvernement Eyskens[11]
a mis en place la loi unique[12]
qui imposait à la population des sacrifices énormes, alors on a déclenché la
grève générale. C’était le temps d’André Renard, un type formidable! Sa perte
est une catastrophe pour le syndicalisme…[13]
Je me souviens qu’on était avec Max Buset[14]
à une réunion du parti à Jolimont. Les gens n’étaient pas chauds pour la grève.
Avec Buset, on a pris un verre après la réunion. Il a dit: « Tous ces cons
là, ils ont peur de faire la grève. Est-ce que vous pouvez prévenir vos
délégués que demain on débraie? ». Alors on a fait le tour de tous les
puits pour annoncer la grève. Ainsi la grève générale est partie comme une
trainée de poudre, et elle a tenu longtemps. Il y a eu énormément de sabotages,
ça a été très violent. Finalement on a abouti à un accord, la loi unique est
partie.[15]
Mon souvenir marquant c’est le grand meeting que j’ai
présidé place Mansart à La Louvière, noire de monde. André Renard était là.
Tout d’un coup, des avions à réaction sont passés dans le ciel, très près. Pour
nous perturber. Renard a arrêté son discours en disant : « Ascoutez nos
liards ousqu’ils s’en vont ! »
André Renard et Evariste Dubois (lui tenant le micro) au meeting du 19 janvier 1961 à la Louvière (© Amsab-Instituut voor Sociale Geschiedenis) |
Les années 80, le
socialisme à réinventer
« Aujourd’hui je suis toujours au comité fédéral du
parti, je m’occupe des pensionnés, je suis vice-président des pensionnés socialistes
wallons. J’ai été gérant et maintenant président des habitations sociales de
Leval, depuis 1954. J’en suis fier, nous avons bâti depuis 270 maisons. Mais
j’ai toujours été ouvrier avant homme politique.
Les politiques socialistes sont maintenant politiciens avant
tout, ils savent qu’il faut changer, mais pas comment. Beaucoup deviennent
rapidement socialistes. Le problème maintenant, c’est être élu à la prochaine élection.
La plupart des hommes politiques ont peur de dire leur façon de penser par peur
de perdre leur Ministère, pourtant, ils peuvent reprendre leur emploi… Ils ne
peuvent réaliser ce que nous on a vécu. Le PS fait du sur-place. Pourtant un
homme comme Spitaels[16] est
capable, mais il n’y a pas de solutions miracle. On doit préparer la jeunesse à
une nouvelle vie socialiste.
Je prends le cas de la Suède, qui a conduit une
vraie politique socialiste, et je compare avec la France[17],
empêtrée dans les difficultés. Ils ont les syndicats sur le dos, ce n’est pas
en revendiquant tout le temps des salaires qu’on y arrivera, quand on a 100
francs on ne sait pas en dépenser 110. Nous les vieux, on a vécu une période où
il fallait toujours aller de l’avant, parce qu’on luttait contre la misère.
Les besoins du socialisme que j’ai vécu ne sont plus ceux de
maintenant. Le PS doit faire du socialisme d’une autre façon, on ne doit plus
se situer dans la bataille politique comme avant guerre. Il faut pouvoir vivre
normalement en complétant bien sûr ce qui a été fait, mais il faut surtout
conserver ce qu’on a acquis. La période que j’ai traversée, c’était le chômage
uniquement en temps de crise. Ce n’est plus le cas: même en cas de reprise on
ne descendra plus en dessous de 300.000 chômeurs.
Il faut retrouver la solidarité qu’on avait dans le temps.
On se réunit encore sous le même drapeau, mais plus avec le même idéal. »
***
Le 20 février 1990, Evariste Dubois est décédé à l’âge de 79 ans au Centre
hospitalier du Tivoli à La Louvière, des suites de
complications pulmonaires liées à la silicose, maladie des mineurs provoquée
par l’inhalation de la poussière de charbon. Lorsque Bourgmestre, il avait à
fleurir le monument aux morts de sa commune le 11 novembre, il ne se privait
pas de pester contre le fait que les ouvriers, victimes de la mine pour la
prospérité générale, n’avaient pas aussi leur monument aux morts.
Propos recueillis et commentés par Marc de Haan.
[1] Jean-Claude Goblet :
« Ces syndicats sont devenus des terroristes », rencontre par Martin
Buxant, in L’Echo du 31 octobre 2015, pages 2 et 3.
[2] Son épouse Noémie Minart
était enceinte de leur première fille, Claudette. Ils eurent ensuite Odette,
puis en décembre 1940 Monique, ma mère.
[3] Maintenant = première moitié
des années 1980.
[4] La grève de 1936 débuta à Anvers,
dans l’émotion provoquée par l’assassinat de deux leaders syndicaux par des
militants d’extrême droite. Les dockers partirent les premiers en grève, et le
3 juin des milliers de travailleurs descendirent sur Bruxelles. La grève
s’amplifia et le 18 juin, on comptait en Belgique un demi million de grévistes. Le 24 juin, le Premier ministre Van Zeeland (Parti catholique)
annonça une réforme portant une augmentation salariale de 7 %, la semaine des
40 heures, des congés payés de minimum 6 jours par an, une assurance-maladie et
une augmentation des allocations familiales.
[5] Ministre du Travail et de la Prévoyance sociale de 1935 à 1939.
[6] Il pourrait s’agir d’Emile
De Winter, l’un des cinq secrétaires généraux qui administraient le pays sous
l’occupation.
[7] Près de 40 ans plus tard, Evariste
Dubois était trahi par sa mémoire. Selon le blog du cercle d’histoire de
Leval-Trahegnies, on recense deux autres maïeurs ad intérim en remplacement du
Bourgmestre Alexandre Meurant mort en captivité à Buchenwald en 1945. Séraphin
Blondiau a ensuite dirigé la commune de 1947 à 1961, puis Evariste Dubois a
ceint l’écharpe mayorale pour neuf années. http://chlem.skynetblogs.be/index-1.html
[8] Echevin de l’instruction,
Evariste Dubois s’excusait toujours de ses fautes d’orthographe en
disant : « j’ai fait mon école moyenne au fond de la mine ».
[9] Achille Van Acker fut
Premier Ministre de deux gouvernements d’après guerre, de février à août 1945
(socialistes-catholiques-libéraux-communistes-UDB), d’août 1945 à janvier 1946
(les mêmes, sans les catholiques) et de mars à juillet 1946
(socialistes-libéraux-communistes). Evariste Dubois lui vouait une grande
admiration.
[10] On a appelé « la
bataille du charbon » l’effort mené par la Belgique pour relancer la
production au niveau d’avant-guerre. Achille Van Acker avait déclaré devant la
chambre des représentants : « C’est un
truisme de dire que le charbon est, pour la Belgique, aussi indispensable que
le pain. L’industrie charbonnière est à la base de notre activité économique. »
(Annales parlementaires, 14/02/1945, p. 154, col. 1 et
2.)
[11] Suite à la défaite des
socialistes, Gaston Eyskens est devenu le Premier Ministre d’un gouvernement de coalition de centre-droit associant le PSC
(sociaux-chrétiens) et le PLP (libéraux)
[12] « Projet de loi
d’expansion économique, de progrès social et de redressement financier »,
mis au point fin 1960 et adopté en février 1961, pour redresser les finances
publiques. Ce programme d’austérité a provoqué une forte réaction sociale,
partie de la FGTB wallonne, et incarnée par son leader André Renard. La grève
générale, rapidement abandonnée en Flandre, dura six semaines en Wallonie.
[13] André Renard est mort en
1962, à seulement 51 ans.
[14] Président du PSB (parti
socialiste) de 1945 à 1959.
[15] Evariste Dubois voyait
l’issue du combat par son propre prisme, puisque la loi unique a bien été votée.
Le principal effet de la grève serait plutôt « la relance de l’action
wallonne, qui pour la première fois depuis l’intervention d’André Renard au
Congrès national wallon, se trouve dotée d’une large assise populaire et d’une
véritable représentativité de fait » cf. Xavier Mabille, Histoire
politique de la Belgique, nouvelle édition revue et complétée 1997, CRISP.
[16] Guy Spitaels, Président du
Parti socialiste de 1981 à 1992. Evariste Dubois en parlait en faisant la moue,
lui dont les héros étaient les dirigeants issus du milieu ouvrier, comme
Achille Delattre ou Achille Van Acker.
[17] Au moment de l’interview,
François Mitterrand est Président de la République. Son élection en mai 1981
fut une joie très vive pour Evariste Dubois, qui déploya son drapeau rouge sur
la façade de sa maison. Manifestement, son espoir cédait à l’inquiétude :
en 1983 le gouvernement français abandonnait sa politique économique basée sur
la relance de la consommation pour se résoudre à une politique dite de rigueur.
[18] Article de la Pravda du 7 mars 1965: CADEAU DES MINEURS BELGES
[18] Article de la Pravda du 7 mars 1965: CADEAU DES MINEURS BELGES
A l’invitation du Comité Central
des syndicats de l’industrie minière, une délégation des mineurs belges composée par le Président de la Centrale professionnelle des travailleurs des mines, Evariste
Dubois (tête de la délégation), Jean Olisagers, Secrétaire de la centrale professionnelle, et Joseph Colpen, Secrétaire de la section « Bois» de
cette centrale, est venue en Union Soviétique.
Avant leur départ de notre pays
les dirigeants syndicaux belges ont remis en cadeau aux mineurs soviétiques une
lampe. La remise du cadeau a eu lieu dans les locaux du musée d’Etat de la
Révolution de l’URSS où sera conservée la lampe des mineurs de nos amis belges.
« Nous sommes très contents
de l’accueil qui nous a été accordé », a déclaré Evariste Dubois en
conversation avec le correspondant du journal Trud. « Nous avons reçu
partout des expressions
chaleureuses et fraternelles. La lampe que nous avons remise est un
symbole d’amitié entre nos deux pays. Je profite de l’occasion pour féliciter
les travailleurs soviétiques à l’occasion de la fête de la Victoire ».
Légende de la photo : Nos
visiteurs belges remettent le cadeau. Dans l’ordre de droite à gauche : le
Secrétaire de la Centrale des travailleurs de l’industrie des mines A. Semenof,
le Directeur du musée de la révolution de l’URSS A. Tolstichina, Jean Olisagers, Evariste Dubois, et Joseph
Colpen.