Ne me dites
pas que vous ne l’avez pas remarqué : le mot de l’année 2015 aura été
“radicalisation”, et son contraire “déradicalisation”. Il y a du reste fort à
parier que 2016 ne démentira pas leur succès.
Les
journalistes, les politiques, les experts, et le grand brouhaha des réseaux
plus ou moins sociaux - tous n’ont
que ces mots-là à la bouche, ou au clavier. Le verbe “radicaliser” fait également
florès, très utilisé à la forme passive quand il s’agit d’une pratique onanistique
sur internet. La radicalisation produit donc le “radicalisé”, notre ennemi
public numéro un, celui qui part faire la guerre au loin, ou vient la porter
dans nos rues, de la plus lâche et cruelle manière.
Une gentille approximation…
Le
participe passé “radicalisé”, devenu pour l’occasion un substantif, désigne
désormais en vrac les extrémistes, les salafistes, les islamistes de toutes écoles et de toutes
factions, les djihadistes, combattants et autres terroristes du Daesh, de Boko
Aram, d’Al Qaida et compagnie, selon le contexte et les cas. Un mot
fourre-tout, d’emploi facile, si pratique pour nous épargner le labeur de la
précision. Pourtant il cache des réalités très diverses, très complexes, que
l’on gagnerait certainement à révéler pour mieux comprendre la tragédie que
nous vivons.
Je
n’incline pas à penser que cette réduction langagière traduise une volonté de
créer du brouillard, mais plutôt qu’elle répond à notre besoin de trouver des
mots et des explications simples pour décrire une réalité qui nous dépasse et
nous sidère.
Peut-être ce
lexique nous rassure-t-il également en nous indiquant que le mal serait une
question de curseur, que l’on place plus ou moins loin sur une échelle, et
qu’il serait donc possible de ramener vers le bien. Le néologisme “déradicalisation”,
qui sonne comme dératisation mais aussi comme désintoxication, laisse ainsi
espérer qu’un fanatique puisse être ramené à la raison.
Seules de
bonnes intentions paveraient ainsi la simplification du langage médiatique. On
notera toutefois que “radicalisation” et ses dérivés visent aujourd’hui essentiellement,
voire exclusivement, les extrêmes de l’univers musulman. Ce vocabulaire ne sera
pas utilisé pour décrire l’extrême de la droite, l’extrême de la gauche,
l’extrême du monde catholique ou l’extrême du monde judaïque. Bien qu’ils
poussent leur idéologie dans les formes les plus radicales, Donald Trump,
Marine Le Pen ou Geert Wilders ne sont pas qualifiés de radicalisés.
Le mot
radical vient du latin radix, racine,
et désigne avant tout un fondamentalisme. Le curseur de la radicalisation
fonctionnerait donc à reculons, l’état zéro étant celui de l’expression modérée
et les grands chiffres indiquant le retour vers son affirmation archaïque.
Le radicalisé c'est l'autre
L’usage
moderne du verbe “radicaliser” désigne l’action de porter une idéologie ou une
théorie vers sa forme la plus extrême, la plus absolue. Il peut donc
s’appliquer à toute forme d’extrémisme politique, que son fondement soit
religieux ou non. On pourrait donc à proprement parler de “radicalisés” pour
désigner les cadres du Front National, ce qui leur serait naturellement
insupportable, eux qui n’acceptent plus même d’être situés à l’extrême droite.
La “radicalisation” conviendrait également à merveille pour décrire ces
mouvements intégristes qui se sont levés contre le mariage entre personnes du
même sexe, ou qui aujourd’hui s’insurgent contre les jouets “unisexes”.
Par contre,
on ne pourra qualifier de “radicalisé” le Président socialiste François
Hollande au motif qu’il mène une politique qui par bien des aspects le
situerait à droite, et dont les mesures sécuritaires sont fortement constestées
par les associations de défense des droits de l’homme. Il ne se radicalise pas,
même s’il se fait applaudir par le FN en instaurant la déchéance de la
nationalité pour une personne qui, née française et ayant également une autre
nationalité, aura été condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à
la vie de la nation[1]. La
déchéance de nationalité fut amplement utilisée dans la France du Maréchal
Pétain où l’on qualifiait de terroristes ceux en qui nous voyons aujourd’hui
des résistants. Mais voila: la radicalisation du programme socialiste sur
lequel le Président français a été élu devrait plutôt le mener… vers le
communisme. Il n’en prend pas le chemin, tout le monde en conviendra.
Malgré son
étymologie fondamentaliste, il serait inexact de faire du mot radicalisme un
synonyme de totalitarisme. La tradition politique française en a du reste produit
une expression démocratique : le parti radical. Ce parti né à gauche a
longtemps porté un projet progressiste, notamment en s’impliquant fortement dans
le combat qui a mené aux lois de 1905 instaurant la séparation de l’église et
de l’état. Il a ensuite glissé vers le centre droit dans les années 1970, mais
en restant irréprochablement démocrate.
En
Belgique, une expression intéressante du radicalisme a été lancée par Benoît
Lutgen en 2011, lorsqu’il est devenu le Président du CDH. Cet homme très
déterminé acceptait mal que son parti centriste puisse être qualifié de tiède,
de ventre mou de la politique belge. Il développa l’idée que l’on pouvait être
radicalement au centre. Cette présentation, d’allure assez contradictoire,
recueillit surtout des sarcasmes et fut vite oubliée.
Avec le recul, vivant dans un monde de plus en plus dominé par le fanatisme, l’intolérance et la violence, on peut se demander pourtant s’il n’y a pas quelque intérêt à valoriser la modération. Montrer que la sagesse est aussi une force, digne d'enthousiasme et d'engagement. La voie du milieu bouddhiste ne serait-elle pas plus porteuse d’harmonie que tout notre radotage idéologique et religieux…
Avec le recul, vivant dans un monde de plus en plus dominé par le fanatisme, l’intolérance et la violence, on peut se demander pourtant s’il n’y a pas quelque intérêt à valoriser la modération. Montrer que la sagesse est aussi une force, digne d'enthousiasme et d'engagement. La voie du milieu bouddhiste ne serait-elle pas plus porteuse d’harmonie que tout notre radotage idéologique et religieux…
Une approximation stigmatisante ?
A l’aube de
2016, prenons acte du fait que le langage contemporain associe – à tort mais
implacablement – le processus de radicalisation au seul extrémisme musulman.
Le mécanisme
serait celui-ci : on est musulman, on se radicalise, puis on passe à l’acte en
allant combattre en Syrie ou en commettant des attentats en Europe. En
reprenant l’idée du curseur sur l’échelle du fanatisme, cela pourrait donc
vouloir dire que la fanatisme serait l’horizon de la religion musulmane. Quod
non: le fanatisme n’est pas plus le
propre de cette religion que d’aucune autre. Toutes les religions, et singulièrement les monothéismes, connaissent des moments et des déviances obscurantistes.
Le fanatisme ne peut en outre être considéré comme le prolongement naturel de l'islam tant il est contradictoire avec ses enseignements d’amour et de respect d’autrui. La violence perpétrée en son nom justifie sa critique, et certainement son autocritique. Mais en présentant la radicalisation comme sa suite logique, on induit, sans doute involontairement, de dangereux raccourcis.
Le fanatisme ne peut en outre être considéré comme le prolongement naturel de l'islam tant il est contradictoire avec ses enseignements d’amour et de respect d’autrui. La violence perpétrée en son nom justifie sa critique, et certainement son autocritique. Mais en présentant la radicalisation comme sa suite logique, on induit, sans doute involontairement, de dangereux raccourcis.
Le lien
implicite entre la radicalisation et la foi musulmane est aussi battu en brèche
par les profils des terroristes et djihadistes européens. Ils ne sont pas
particulièrement issus de familles pieuses, au contraire beaucoup semblent en
révolte contre leur milieu parental. Leur école a été plus souvent celle de la
délinquance que l’école coranique, ils sont assez ignorants de la religion pour
laquelle ils sont prêts à mourir. La relégation sociale et le cloisonnement de la société jouent leur rôle, et l’on ne peut ignorer enfin la dimension
psychiatrique de ces comportements.
Il n’est
certes pas nécessairement indu de parler de “radicalisation” à propos de
terroristes islamistes, mais tous les nommer par le terme “radicalisé” constitue une
généralisation hasardeuse. Le reproche que j’adresse à l’application
systématique de ce terme aux seuls
extrémistes musulmans est surtout de forger dans la conscience collective
la conviction que l’islam mène nécessairement au terrorisme, et ainsi y associer tout un
peuple de croyants respectables.
Sans doute
une large part de l’opinion publique occidentale en est aujourd'hui convaincue, mais la justesse d’une
idée ne se mesure pas au nombre de ceux qui la partagent. Certains verront dans
ces réflexions l'angélisme des intellectuels "droitdelhommistes", elles me vaudront probablement l’habituel chapelet
d’insultes. Mais qu’importe, ce n’est pas aux islamophobes que je m’adresse, mais – très
modestement - à ceux qui utilisent quotidiennement et en toute bonne foi le
vocabulaire de la radicalisation, sans en mesurer la portée.
La langue qui pense à notre place
Je ne
nourris guère beaucoup d’espoir de voir le langage médiatique se nuancer
soudain. On se souviendra de notre vain combat pour faire comprendre la portée
politique qu’il y a à utiliser systématiquement le terme migrants pour parler
des réfugiés : en désignant la partie par le tout, on nie sa particularité, qui
est précisément de se réfugier pour fuir la guerre et non de migrer
volontairement pour profiter de nos richesses.
Enfin, si
j’ai pris comme postulat que l’usage irréfléchi du lexique “radicalisation” est
innocent, je n’aurais pas la naïveté de croire que certains communicants ne
l’exploitent pas délibérément. Les mêmes qui se disent de droite populaire pour
dédiaboliser l’extrême droite, les mêmes qui se prétendent démocrates,
s’emparant des symboles de la démocratie, de ses héros et de ses résistants,
ceux là ont parfaitement compris que les mots sont devenus plus forts que les
faits dans le grand cirque démagogique de notre époque.
L’estompement
et la manipulation du sens des mots, surtout dans les médias et sur
internet, ont remis George Orwell au goût du jour, particulièrement pour son chef
d’oeuvre 1984, où il décrit comment un état totalitaire fait de la langue un
outil de domination, en créant une novlangue qui supprime toute dissidence par
l’effacement son vocabulaire.
Orwell a
toujours été un défenseur exigeant de la langue anglaise, et il a largement
théorisé sa vision de l’usage politique du langage dans la sphère publique.
Dans un article d’avril 1946 publié dans Horizon[2],
il propose aux journalistes et écrivains un véritable mode d’emploi pour
reprendre le pouvoir sur leurs propres mots, et les utiliser en toute liberté. Orwell
combat en particulier les expressions toutes faites[3]
:
“Elles
construiront des phrases pour vous – elles penseront à votre place, dans une
certaine mesure – et au besoin elles vous rendront un grand service en
dissimulant partiellement, y compris à vous même, ce que vous voulez dire. C’est
ici qu’apparaît clairement le lien qui existe entre la politique et l’asservissement
de la langue”.