Le 17 janvier prochain je passerai le témoin
de la présidence du Conseil de Déontologie Journalistique, terminant un mandat
de quatre années qui sont passées comme quatre minutes. Le Président ne fait
pas la déontologie, il est surtout un animateur de réunions, un porte-parole, un
négociateur et un peu le protecteur d’une institution et de ses valeurs. C’est
donc beaucoup et peu à la fois, mais pour moi une expérience marquante dont je voudrais tirer ici quelques réflexions personnelles.[i]
Le grand public connait surtout le CDJ pour
les avis qu’il rend sur des griefs déontologiques adressés à des journalistes
et/ou des médias. Durant cette présidence j’aurai posé ma signature sur 150
décisions, dont certaines ont connu un retentissement important, mais qui témoignent
surtout des préoccupations du public face à la presse. Ce travail est
essentiel, il constitue certainement la première raison d’être de cette
instance d’autorégulation de la profession de journaliste. Une instance qui est
composée de deux groupes importants - journalistes et éditeurs, ainsi que de rédacteurs
en chefs et de représentants de la société civile reconnus pour leur pertinence
sur les questions médiatiques.
Cette assemblée discute ferme. Elle analyse
chaque cas avec beaucoup d’exigence, mais j’ai toujours été frappé de voir que
les groupes qui la constituent ne déterminent pas les positionnements : ces
derniers reflètent surtout les valeurs et la conscience de chacun. On s’en
étonnerait en cette époque de clivages et d’invectives, mais il reste
heureusement des cases à palabres où tout peut être dit et discuté avec respect
et sans considérations d’intérêts particuliers : le CDJ en est une[i].
La
fragilité des uns, la puissance des autres
Le travail auquel je suis sans doute le plus
attaché, c’est celui de réflexion et de codification de la déontologie, où le
CDJ témoigne d’une grande réactivité qui pour autant ne sacrifie pas la
réflexion à l’urgence. Ces quatre dernières années nous avons publié des
recommandations sur l’identification des personnes physiques dans les médias,
l’information en situation d’urgence (visant particulièrement la réponse
journalistique aux attentats), la distinction entre publicité et journalisme,
l’information relative aux personnes d’origine étrangère, l’obligation de
rectification, et une nouvelle édition du code déontologique général.
Ces travaux constituent une aide pratique pour
les professionnels et font référence pour tous. J’étais particulièrement
heureux de l’aboutissement en mai 2016 de la recommandation portant sur
l’information sur les personnes étrangères et les thèmes assimilés. Le
traitement médiatique des minorités et des différences restera un enjeu majeur
pour les prochaines années. Parler de l’Autre, et donc des problèmes qui
peuvent lui être liés, en évitant la stigmatisation, les amalgames et la
dramatisation, est un défi permanent pour les médias contemporains.
La capacité
de vivre ensemble est l’épreuve de vérité de la démocratie. La planète devenant
de moins en moins vivable, les sociétés préservées des guerres et des désastres
climatiques n’auront d’autre choix qu’établir la concorde entre toutes leurs
composantes amenées à y cohabiter, anciennes et nouvelles. Si les réseaux
sociaux continueront à charrier les peurs et les haines, les médias
professionnels s’honoreront d’aborder tous les sujets en résistant à la
tentation de la parole sans nuances, qui porte d’autant mieux qu’elle blesse.
Présentation du rapport annuel CDJ, avril 2017. Photo Marc Simon.
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On a moins parlé de la recommandation sur la distinction
entre la publicité et le journalisme. Elle aborde pourtant une question
fondamentale puisqu’elle touche à l’indépendance des rédactions, en la situant
dans un contexte de développement de nouvelles formes de publicités qui se
travestissent en journalisme, voire tentent de conditionner les choix
journalistiques. Les balises sont pourtant claires : interdiction est
faite aux journalistes de collaborer à des démarches publicitaires. Mais il
faut constater que la presse a faim. Les ressources se tarissent, les
entreprises sont fragilisées, et il devient très difficile de refuser des
revenus quand des emplois sont sur la sellette.
La barrière entre publicité et
journalisme est trop souvent franchie, même si le public en a peu conscience et
donc sollicite peu le CDJ sur la question. Les problèmes sont plus évidents
dans l’information spécialisée ou sportive, mais l’information générale n’est
pas indemne. Les nouveautés de grandes marques dans l’air du temps deviennent
trop souvent des sujets d’information sans grand recul critique. Je suis du
reste régulièrement frappé par le peu de sensibilité à ces enjeux de la part
des étudiants en journalisme. Sans doute ont-ils été abreuvés de publicité dès
leurs premiers dessins animés sur les chaînes françaises, en passant par les
consoles de jeu, et jusqu’à leur immersion dans la web culture.
Le dilemme entre impératif financier et journalistique
m’est familier, et les propositions de mettre du beurre dans les épinards de
BX1 au prix de petites compromissions ne sont pas rares. Toutefois je pense que
les bénéfices de la transgression déontologique seraient de courte durée. Si
elle ne doit pas être indépendante, l’information ne vaut pas vraiment la peine
d’être sauvée. Et si nous ne sommes plus au seul service de l’intérêt général,
faisons un autre métier. La technologie va porter l’entrisme publicitaire
toujours plus loin, mais la raison d’être du journalisme restera de produire un
récit soustrait à l’influence des pouvoirs qui le font vivre, quels qu’ils
soient. Ce paradoxe apparent est un impératif démocratique.
Et
soudain les pouvoirs aimèrent la déontologie…
En cette fin d’année 2017, le CDJ a été
interpellé par la presse française suite aux déclarations de Jean-Luc
Mélenchon, qui a lancé une pétition pour la création d’un conseil de
déontologie journalistique inspiré par le modèle belge. Une reconnaissance que
l’on peut juger flatteuse, bien que cette sortie politique occulte le travail
réel des professionnels qui veulent depuis plusieurs années déjà créer pareille
instance en France. Cet engouement semble moins résulter d’un souci de
l’intérêt général que d’une réaction au traitement que lui avait réservé une
émission de France 2, qualifié de traquenard par le leader de La France
Insoumise. Mais ne boudons pas cette belle perspective.
Moins d’un mois plus tard, c’est le Président
de la République lui-même qui s’inquiétait du développement des « fake
news », ciblant leur propagation sur les réseaux sociaux et l’influence de
certains médias étrangers, russes manifestement. Il mettait ainsi en avant le
principe premier de toute déontologie journalistique : le respect de la
vérité. Toutefois il n’a pas prôné l’autorégulation à la belge : il s’agit
pour Monsieur Macron de légiférer, de permettre à un juge de référé de bloquer
les fausses nouvelles, voire de donner au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel le
pouvoir d’interdire certains médias. On conçoit que les médias traditionnels ne
soient pas particulièrement visés, mais pareils instruments utilisés mal ou
trop vite, voire tombant en de mauvaises mains, pourraient rapidement menacer
les libertés fondamentales d’expression et de presse.
La Belgique, bien équipée d’instances
déontologiques, n’en est pas là. Certes on s’est étonné dans les rédactions de
l’expression directe du Premier Ministre Charles Michel sur Facebook, sur fond
de critiques du travail de médias accusés de tronquer des informations sur les
rapatriements de Soudanais. Il est clair
que la médiation de la communication politique par les journalistes n’est plus
une évidence. Comme le soulignait le politologue Pascal Delwit, on supprime les
intermédiaires. Il faut s’attendre à ce que le rapport de force naturel entre
le politique et les médias évolue, en particulier sous la pression des partis
populistes qui entretiennent l’illusion d’une sincérité inhérente à la
communication directe.
Une tendance pourrait se développer qui consiste moins à
tenter d’influencer les médias qu’à les contourner, manière pour le politique de
s’en affranchir, ou de leur faire mesurer qu’ils ne sont plus indispensables.
Mais après tout, monter à une tribune pour parler au peuple constitue le modus operandi
le plus naturel et le plus ancien de la communication politique. Seule la
tribune a changé, aujourd’hui elle porte la voix aussi loin que va le wifi. Je
n’y vois pas nécessairement une menace pour la presse, du moins tant que les
élus ne se dérobent pas aux interpellations des journalistes et que leur
liberté d’investigation reste entière. Au contraire, on éviterait peut-être les
situations ambigües où les médias sont perçus comme porte-voix du pouvoir, et
on limiterait le risque d’instrumentalisation.
Les journalistes ont aussi leurs mots à dire
Dans ce climat particulier, nous aborderons une
période politiquement intense de dix-sept mois, marquée par les élections
communales en 2018, suivies des européennes, législatives et régionales en
2019. Ce contexte sera porteur de tensions qui inévitablement mettront les
rédactions à l’épreuve. La déontologie générale restera naturellement
d’application, et les journalistes disposent déjà d’une recommandation plus
spécifique éditée par le CDJ en 2011.
Si la presse écrite jouit de sa totale
indépendance constitutionnelle, les médias audiovisuels sont par contre soumis
à des règles décrétales, visant notamment à garantir l’objectivité, l’équilibre
et la représentativité des différentes tendances politiques. Il y a donc ici
une zone de recouvrement entre la législation et la déontologie, créant une situation assez complexe.
Lors de récentes réunions au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel visant à
préparer une révision du règlement relatif aux programmes de radio et de télévision en période
électorale, le CDJ a souligné l’importance d’éviter un conflit entre les normes
légales et le prescrit déontologique.
Une différence de perception du rôle des
journalistes existe : le CSA précisait en 2011 que les dispositifs adoptés
par les éditeurs doivent faire l’objet d’un avis des rédactions, tandis que le
CDJ considère que l’initiative des règles électorales et la responsabilité des
choix éditoriaux reviennent aux rédactions. Au-delà de cette nuance, le CDJ
souligne que la liberté d’expression des tendances politiques n’efface pas
celle des journalistes, qui ne peuvent dès lors être contraints de travailler
contre leur conscience.
L’actualité du moment provoque beaucoup de
réactions de l’opinion publique sur le travail des journalistes. Il ne se passe
pas un jour sans que l’on lise des éloges, mais aussi des critiques et des insultes
quant à leur manière de traiter telle ou telle information. Cette exposition
est inhérente aux métiers publics, mais les injures sont souvent éprouvantes
pour ceux qui les pratiquent honnêtement. Les mois à venir promettent encore
bien des attaques contre la presse qui a toujours le tort de ne pas être de
votre avis, voire, d’avoir un avis.
Parce que j’aime les gens qui font ce métier
idéaliste, métier conflictuel en démocratie et mortel hors d’elle, je voudrais
terminer en rappelant quelques notions très simples.
La déontologie journalistique établit un
équilibre entre des droits et des devoirs. Les droits se nourrissent des
libertés fondamentales, les devoirs de la responsabilité sociale. De la tension
entre les deux nait un mouvement qui fait progresser la connaissance et
l’intelligence de la société. Ces ouvriers de la liberté doivent impérativement
respecter toute la vérité accessible à l’entendement humain, ils doivent la
dire qu’elle leur plaise ou non. Mais si les faits sont sacrés, le commentaire
est libre, et l’on se trompe quand on voudrait nier aux journalistes le droit
d’exprimer une opinion. Leur liberté d’expression n’est pas plus importante que
celle de chacun d’entre nous, mais elle ne l’est pas moins non plus.
Marc de Haan.
[i] La déontologie journalistique s’est peu à peu imposée à moi comme
l’engagement d’une vie. Sans doute la combinaison entre ma formation de
philosophe et la profession de journaliste m’y destinait naturellement, mais
les circonstances m’ont mené à faire du combat pour la déontologie une
priorité. Pigiste précaire, j’ai vu ma première interview d’un Ministre PVV
coupée « parce que tu comprends on est quand même un journal de
gauche ». Je dus ensuite mes premiers salaires à un magazine spécialisé où
cohabitaient dangereusement les publicités et mes articles sur les motos que je
testais. Puis commença mon long parcours dans les télévisions locales, qui à
l’époque étaient pour le moins un lieu de grand n’importe quoi déontologique.
Avec une génération de bons journalistes de Télé Bruxelles et l’aide de Martine
Simonis (AGJPB), je me suis engagé dans la défense de ce que nous appelions
« le capital moral » de la rédaction. Devenu Rédacteur en chef, mon
premier travail fut de mettre en place un code déontologique, et durant dix
ans, grâce à cette équipe solide, je me suis efforcé de faire de l’exigence
déontologique une caractéristique de cette télévision, affrontant parfois des
pressions extrêmes. Aujourd’hui à BX1 je dirige un média apaisé dont les jeunes
journalistes n’imaginent probablement
pas les combats du passé, mais avec la vive conscience que rien n’est jamais
acquis. L’aventure du CDJ a donc pris une importance particulière dans mon
parcours. J’ai participé à sa longue gestation puis à sa fondation, j’en suis
devenu membre et Vice-Président en 2010, Président en 2014, et il semble qu’on
veuille bien me conserver demain parmi ses membres.
[i] Je voudrais aussi rendre hommage à ceux dont la déontologie journalistique est le métier : André Linard et Muriel Hanot, qui se sont succédés au secrétariat général, et dont le travail de préparation rigoureux et impartial a toujours constitué une aide efficace et un filet de sécurité pour cette énergique assemblée.