dimanche 17 août 2014

Les artistes au zoo ?




Jurg n’est pas suspect d’hostilité envers les commandes publiques, lui qui a dessiné tant d’immeubles pour Emmen, petite ville de 108.000 habitants au nord des Pays-Bas. Mais pour cet architecte à la retraite, le nouveau projet de la commune atteint le summum du ridicule. Après en avoir réduit le personnel, on va à présent fusionner le théâtre municipal avec… le zoo. Ce n’est pas une plaisanterie : les deux fonctions vont être réunies dans un même projet immobilier, confié au terme d’un concours à un architecte danois. « Réunir nature et culture » vante le site de la commune. Pour Jurg, ce n’est qu’une illustration de plus de la destruction du tissu culturel néerlandais.

Depuis plusieurs années déjà, les politiques de diminution des dépenses publiques frappent durement le secteur culturel chez nos voisins du nord. Le précédent gouvernement de Mark Rutte, une coalition de libéraux et de démocrates-chrétiens soutenue par le parti d’extrême-droite de Geert Wilders[1], a engagé voici trois ans une diminution de 22% du budget de la culture. Les conséquences ont été sévères en termes de pertes d’emploi, et l’accès du public aux manifestations culturelles est devenu plus cher.

Une expérience à méditer, quand on apprend aujourd’hui que le gouvernement flamand dirigé par la NVA nourrit le projet de réduire de un milliard d’euros en cinq ans les subsides aux associations culturelles, sociales et sportives. Les artistes flamands finiront-ils au zoo ? On en parle dans les allées de Plankendaele…

Le populisme veut du populaire

On parle ici d’un pays du cœur de l’Europe, une de ces démocraties avancées qui font (encore) rêver ceux qui les voient de loin. On parle d’un pays particulièrement brillant en matière culturelle, certes grâce à ses merveilleux musées et son architecture, mais surtout parce qu’il a cultivé durant de longues années le goût de l’audace, ou l’audace du goût. Or justement, c’est cette avant-garde qui a été particulièrement  visée par les mesures du gouvernement Rutte Ier. Des organismes internationalement reconnus en matière de création contemporaine et d’arts visuels ont ainsi vu leurs subventions drastiquement réduites. Le credo de cette nouvelle équipe politique était de privilégier l’art populaire, au détriment de ces expressions mangeuses de subsides et - selon elle - réservées à une élite. Un discours qui sans doute passait bien dans l’électorat du sulfureux populiste hollandais, l’extrême-blond Geert Wilders. L’ensemble du secteur culturel a toutefois été touché, ainsi par exemple des orchestres entiers ont été licenciés, les musiciens qui pouvaient reprendre le travail devant accepter une forte réduction salariale.

Ces mesures ont naturellement provoqué de vives réactions. Ce ne fut pas une élite, mais des milliers de personnes qui ont manifesté dans les rues des grandes villes hollandaises, multipliant pétitions et protestations sur les réseaux sociaux. Dans un article publié dans Le Monde en juillet 2011, Jean-Pierre Stroobants citait le poète Ramsay Nasr qui dans une lettre au premier ministre néerlandais dénonçait une véritable « haine de la culture ». On peut en effet se demander si ce mouvement qui en Europe, traduit dans les urnes son rejet des élites - politiques, médiatiques, académiques ou culturelles, ne cherche pas désespérément à éliminer tout ce qui représente l’esprit de complexité. Supprimer l’angoisse d’un monde incompréhensible, nier ces logiques qui nous échappent, chasser ces technocrates qui les assument, afin d’établir le règne d’une simplicité rassurante.

L'avènement des partis locaux

Trois ans plus tard, où en sommes-nous ? La culture est moins populaire que jamais, au sens où le prix du billet de spectacle est devenu un luxe pour beaucoup, comme les étudiants ou les retraités.  Le gouvernement Rutte Ier a démissionné en 2012, lorsque le PVV lui a retiré son soutien. Une nouvelle coalition associant les libéraux et les socialistes[2] avance vaille que vaille en dépit de revers électoraux aux municipales et aux européennes, et se donne d’autres priorités. Mais le travail de sape du secteur culturel continue, au niveau local cette fois. L’impact est plus limité, donc moins exposé aux grandes manifestations médiatiques, mais non moins efficace.

Les élections communales du 19 mars dernier ont considérablement bouleversé le paysage politique néerlandais, le faisant entrer de plein pied dans l’ère post-moderne. La coalition VVD – PvdA a été durement sanctionnée, le social-libéral D66 (que l’on pourrait qualifier de centriste) devenant le premier parti du pays, tandis que le PVV sombrait, ébranlé par les outrances racistes de son chef. 

Parmi les vainqueurs, outre l’extrême gauche (SP), une série de partis locaux – spécifiquement créés pour la gestion communale – a connu un succès inattendu. Des centaines de petits partis ont ainsi capté près de 30% des voix, entrant dans la majorité de nombreuses villes. Le succès le plus éclatant revient à « Leefbaar Rotterdam » qui s’est imposé comme le premier parti de la grande cité portuaire hollandaise. Ces listes se définissent comme citoyennes, généralement sans endosser d’étiquette politique traditionnelle, même si dans leurs programmes on retrouve des axes identifiables comme de gauche ou de droite, parfois ensemble.

Ainsi à Emmen, la liste locale « Wakker Emmen » a remporté les élections et constitué une coalition avec le PVdA et le CDA. Ce collège conduira le projet de zoo-théâtre, et son accord de majorité comporte un point consacré au sport et à la culture, ou plus précisément, consacré au sport et un peu à la culture. Il s’agit de veiller à la présence culturelle dans les quartiers et les villages, et investir dans l’éducation pour une culture à la portée de tous. « A la portée de tous », formule déjà utilisée par le premier gouvernement Rutte, et qui n’a pas empêché l’annonce ces derniers jours de la fermeture du CQ, le centre culturel de Emmen…

La faillite de l’école des arts

Le centre culturel d’Emmen est à la fois une école d’art et un lieu d’accueil pour les manifestations culturelles, couvrant notamment la musique, la danse, le théâtre, l’image et la littérature. Un outil remarquable, apprécié par la population de cette agglomération éloignée des grandes villes que sont Amsterdam, Utrecht ou Rotterdam. Face à la faiblesse des subsides et la difficulté de générer des recettes commerciales, le CQ se débat toutefois dans les difficultés financières depuis de longs mois. Jeroen Sprangers, le directeur du CQ, a élaboré un plan de financement pour lequel il sollicitait l’aide de la commune de Emmen. Celle-ci y mettant des conditions la rendant impossible, le blocage fut total, de sorte que le 11 juillet dernier le tribunal d’Assen a prononcé la faillite.

L'école des arts de Emmen (Drenthe)

Les conséquences sont catastrophiques pour les 75 travailleurs du centre culturel qui perdent leur emploi, mais aussi pour les 2500 élèves dont les cours sont annulés. « Un acte crapuleux » dit Tanja Schrijver du FNV. La représentante du syndicat des travailleurs du secteur de la création n’a pas de mots assez durs pour critiquer l’attitude de la ville, qui selon elle a condamné le centre culturel par ses exigences inacceptables, alors qu’il était parfaitement possible de le sauver.

Pour sa part, Jens Bylsma, le président de Wakker Emmen, estime que la direction du CQ doit faire son autocritique, elle qui serait restée inactive depuis trois ans, ne trouvant d’autre solution que quémander des subsides. Pour le parti au pouvoir, la culture a toujours un avenir dans la commune, mais pas sous perfusion publique : les acteurs culturels doivent se financer par le privé, l’associatif et la contribution des élèves.

Si le débat entre les partisans des deux camps est vif, on n’assistera pas à Emmen à une grande mobilisation comme celle qui fut provoquée par les mesures du premier gouvernement Rutte. Pas de grandes marches, pas d’intellectuels célèbres pour dénoncer le naufrage d’une petite embarcation culturelle de la Drenthe, province lointaine et peu peuplée. Sans doute l’ambitieux projet de zoo-théâtre viendra effacer cet épisode.

Mais Jurg, le vieil architecte mélomane de Emmen, ne décolère pas : -« On nous dit que les jeunes peuvent apprendre la musique en cours particuliers, qu’il ne faut pas entretenir de grosses infrastructures pour cela. Se pose-t-on la question du prix de ces cours privés ? A combien les professeurs devront facturer l’heure s’ils veulent reconstituer un salaire décent ? ». Pour un homme de sa génération, la destruction de l’éducation culturelle au motif qu’elle serait réservée aux élites constitue une menace pour la population toute entière, à commencer précisément pour les personnes les plus modestes.

Alors Jurg pense à sa femme de ménage. Un jour où il jouait du piano, elle s’est approchée de lui pour lui dire : « J’aime beaucoup ce que vous jouez. La musique classique je n’aime pas, mais ça c’est très beau ». Or « ça », c’était du Mozart, tout simplement.










[1] Gouvernement minoritaire VVD et CDA, avec le soutien du PVV, de 2010 à 2012.
[2] VVD et PVdA.

dimanche 3 août 2014

Les outils de mon père




Autant l’avouer d’emblée : je ne suis pas un manuel.  Le comble du désespoir est pour moi d’errer vainement dans les rayons du supermarché DIY. Avec l’humiliation de croiser ces bricoleurs  déterminés, ces surhommes qui foncent sans hésiter sur la tourniquette de 22 pouces qui va s’emboîter parfaitement dans le joint torique graphité. Puis rentrer à la maison avec mon achat, qui se révèle juste trop petit ou trop gros pour le machin à machiner, mais j’essaie quand même, et je dévaste l’existant en maudissant les maris bricoleurs.

Mais à présent, à côté de ma boîte à outils en plastique qui ressemble à un jouet, s’est rangée celle de mon père. En septembre, il y aura un an qu’il a décidé d’en finir avec la vie. Sa boîte à outils m’a choisi comme héritier plutôt que ma sœur qui est encore plus nulle que moi comme mari bricoleur.

La boîte à outils de mon père est en métal, elle est énorme, tellement lourde que je peine à la soulever. Elle se déploie plus qu’elle ne s’ouvre, elle devient plus grande encore, et dévoile une foule d’outils d’apparence très grossière. Ils sont vieux, marqués par l’usure et l’oxydation.  Une profusion de clés anglaises, des tournevis, des pinces, mais aussi une foule d’objets aux formes improbables dont j’ignore l’usage. Comme un petit peuple de fer et de bois, à la fois rustre et malicieux, capable l’air de rien de démonter le grand mécano de l’univers.

Je connais ces outils depuis ma petite enfance, la plus tendre. Mon père en prenait grand soin, et me faisait comprendre que je leur devais le plus grand respect. Pour beaucoup je me souviens d’une réalisation, ou d’une anecdote. Je les vois encore dans sa belle main, à la fois fine et musclée, cette main que j’ai serrée si fort quand il nous a quittés.




Mon père savait absolument tout faire et tout défaire avec ses outils. Du reste, de manière générale, cet homme savait tout faire, que c’en était écœurant. Enfant, dans un après-guerre où les playstations étaient rares, il passait son temps à démonter et remonter des réveils matin. Il a grandi, étudié, il a acquis une grande force de raisonnement abstrait, et de la science il a fait son métier. Mais toujours  il est resté un bricoleur, un manuel. J’ai découvert avec lui que le manuel  ne s’oppose pas au penseur, c’est simplement quelqu’un qui pense avec les mains.

Le reproche que je pourrais lui adresser – et je ne m’en suis pas privé en temps utile – c’est de m’avoir si peu appris à me servir de ces outils. Lorsqu’il me voyait chipoter pour réparer une chambre à air, il me poussait gentiment en me disant « Allez, laisse-moi faire » et en quelques minutes, avec en prime un petit cours de chimie sur la vulcanisation,  mon vélo était prêt à repartir. Mais à la réflexion,  ce reproche ne cache-t-il pas plutôt une excuse à mon manque d’habileté et ma paresse ?

Ainsi j’ai récemment dû replacer une barre à rideaux que le plafonnage plus que centenaire de ma maison était trop fatigué pour supporter plus longtemps. Je considérais l’arrachement avec consternation, m’imaginant comme toujours aggraver la situation, pour finalement devoir appeler au secours un homme de métier. Alors je me suis souvenu que dans sa boîte à outils, mon père gardait toujours quelques allumettes. Il m’avait expliqué qu’il les insérait entre la cheville et le plâtre, en sorte que la vis se retrouve à l’étroit et puisse se refixer solidement. Ces conseils prodigués voici si longtemps sont soudain revenus à la surface, sortis de la boîte à outils. Et avec son tournevis quinquagénaire, j’ai réimplanté ma barre dans mes murs centenaires, sans difficulté aucune.

Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ? [1]

Pas un instant je ne crois que les objets ont une âme, moi qui n’en accorde pas même aux gens. Mais je ne peux me défendre de l’émotion que j’éprouve au contact des objets de mes si chers disparus. Les héritages – même si nous tentons de les constituer pour protéger nos enfants, ont toujours un côté indu et sordide. L’argent qui déchire les fratries, la maison qui vous écrase de tracas et d’impôts… Mais la vieille pince-grip rouillée, avec laquelle mon père a construit notre vie, comment ne pas l’aimer ?

Un matin il a lâché ses outils, et je les ai ramassés. Je ne m’en sers pas aussi bien que lui, mais je m’en sers, comme je me sers de tout ce qu’il m’a appris, pour tenter de me créer une existence heureuse, sans lui, mais avec les miens, les siens. L’héritage a fait une civilisation, mais c’est la transmission qui fait l’humain.

Marc de Haan


[1] Alphonse de LAMARTINE (1790-1869) - Milly ou la terre natale (I)