Jurg n’est pas suspect d’hostilité envers
les commandes publiques, lui qui a dessiné tant d’immeubles pour Emmen, petite
ville de 108.000 habitants au nord des Pays-Bas. Mais pour cet architecte à la
retraite, le nouveau projet de la commune atteint le summum du ridicule. Après
en avoir réduit le personnel, on va à présent fusionner le théâtre municipal
avec… le zoo. Ce n’est pas une plaisanterie : les deux fonctions vont être
réunies dans un même projet immobilier, confié au terme d’un concours à un
architecte danois. « Réunir nature et culture » vante le site de la
commune. Pour Jurg, ce n’est qu’une illustration de plus de la destruction du
tissu culturel néerlandais.
Depuis plusieurs années déjà, les
politiques de diminution des dépenses publiques frappent durement le secteur
culturel chez nos voisins du nord. Le précédent gouvernement de Mark Rutte, une
coalition de libéraux et de démocrates-chrétiens soutenue par le parti
d’extrême-droite de Geert Wilders[1],
a engagé voici trois ans une diminution de 22% du budget de la culture. Les
conséquences ont été sévères en termes de pertes d’emploi, et l’accès du public
aux manifestations culturelles est devenu plus cher.
Une expérience à méditer, quand on apprend aujourd’hui que
le gouvernement flamand dirigé par la NVA nourrit le projet de réduire de un
milliard d’euros en cinq ans les subsides aux associations culturelles,
sociales et sportives. Les artistes flamands finiront-ils au zoo ? On en
parle dans les allées de Plankendaele…
Le
populisme veut du populaire
On parle ici d’un pays du cœur de l’Europe,
une de ces démocraties avancées qui font (encore) rêver ceux qui les voient de
loin. On parle d’un pays particulièrement brillant en matière culturelle,
certes grâce à ses merveilleux musées et son architecture, mais surtout parce
qu’il a cultivé durant de longues années le goût de l’audace, ou l’audace du goût.
Or justement, c’est cette avant-garde qui a été particulièrement visée par les mesures du gouvernement
Rutte Ier. Des organismes internationalement reconnus en matière de création
contemporaine et d’arts visuels ont ainsi vu leurs subventions drastiquement
réduites. Le credo de cette nouvelle équipe politique était de privilégier
l’art populaire, au détriment de ces expressions mangeuses de subsides et - selon
elle - réservées à une élite. Un discours qui sans doute passait bien dans
l’électorat du sulfureux populiste hollandais, l’extrême-blond Geert Wilders.
L’ensemble du secteur culturel a toutefois été touché, ainsi par exemple des
orchestres entiers ont été licenciés, les musiciens qui pouvaient reprendre le
travail devant accepter une forte réduction salariale.
Ces mesures ont naturellement provoqué de
vives réactions. Ce ne fut pas une élite, mais des milliers de personnes qui
ont manifesté dans les rues des grandes villes hollandaises, multipliant
pétitions et protestations sur les réseaux sociaux. Dans un article publié dans
Le Monde en juillet 2011, Jean-Pierre Stroobants citait le poète Ramsay Nasr
qui dans une lettre au premier ministre néerlandais dénonçait une véritable
« haine de la culture ». On peut en effet se demander si ce mouvement
qui en Europe, traduit dans les urnes son rejet des élites - politiques,
médiatiques, académiques ou culturelles, ne cherche pas désespérément à
éliminer tout ce qui représente l’esprit de complexité. Supprimer l’angoisse
d’un monde incompréhensible, nier ces logiques qui nous échappent, chasser ces
technocrates qui les assument, afin d’établir le règne d’une simplicité
rassurante.
L'avènement des partis locaux
L'avènement des partis locaux
Trois ans plus tard, où en
sommes-nous ? La culture est moins populaire que jamais, au sens où le
prix du billet de spectacle est devenu un luxe pour beaucoup, comme les
étudiants ou les retraités. Le
gouvernement Rutte Ier a démissionné en 2012, lorsque le PVV lui a retiré son
soutien. Une nouvelle coalition associant les libéraux et les socialistes[2]
avance vaille que vaille en dépit de revers électoraux aux municipales et aux
européennes, et se donne d’autres priorités. Mais le travail de sape du secteur
culturel continue, au niveau local cette fois. L’impact est plus limité, donc
moins exposé aux grandes manifestations médiatiques, mais non moins efficace.
Les élections communales du 19 mars dernier
ont considérablement bouleversé le paysage politique néerlandais, le faisant
entrer de plein pied dans l’ère post-moderne. La coalition VVD – PvdA a été durement
sanctionnée, le social-libéral D66 (que l’on pourrait qualifier de centriste)
devenant le premier parti du pays, tandis que le PVV sombrait, ébranlé par les
outrances racistes de son chef.
Parmi les vainqueurs, outre l’extrême gauche
(SP), une série de partis locaux – spécifiquement créés pour la gestion
communale – a connu un succès inattendu. Des centaines de petits partis ont
ainsi capté près de 30% des voix, entrant dans la majorité de nombreuses
villes. Le succès le plus éclatant revient à « Leefbaar Rotterdam » qui
s’est imposé comme le premier parti de la grande cité portuaire hollandaise.
Ces listes se définissent comme citoyennes, généralement sans endosser d’étiquette
politique traditionnelle, même si dans leurs programmes on retrouve des axes identifiables
comme de gauche ou de droite, parfois ensemble.
Ainsi à Emmen, la liste locale « Wakker
Emmen » a remporté les élections et constitué une coalition avec le PVdA
et le CDA. Ce collège conduira le projet de zoo-théâtre, et son accord de
majorité comporte un point consacré au sport et à la culture, ou plus
précisément, consacré au sport et un peu à la culture. Il s’agit de veiller à
la présence culturelle dans les quartiers et les villages, et investir dans
l’éducation pour une culture à la portée de tous. « A la portée de
tous », formule déjà utilisée par le premier gouvernement Rutte, et qui n’a
pas empêché l’annonce ces derniers jours de la fermeture du CQ, le centre
culturel de Emmen…
La
faillite de l’école des arts
Le centre culturel d’Emmen est à la fois
une école d’art et un lieu d’accueil pour les manifestations culturelles,
couvrant notamment la musique, la danse, le théâtre, l’image et la littérature.
Un outil remarquable, apprécié par la population de cette agglomération
éloignée des grandes villes que sont Amsterdam, Utrecht ou Rotterdam. Face à la
faiblesse des subsides et la difficulté de générer des recettes commerciales, le
CQ se débat toutefois dans les difficultés financières depuis de longs mois. Jeroen
Sprangers, le directeur du CQ, a élaboré un plan de financement pour lequel il
sollicitait l’aide de la commune de Emmen. Celle-ci y mettant des conditions la
rendant impossible, le blocage fut total, de sorte que le 11 juillet dernier le
tribunal d’Assen a prononcé la faillite.
L'école des arts de Emmen (Drenthe) |
Les conséquences sont catastrophiques pour
les 75 travailleurs du centre culturel qui perdent leur emploi, mais aussi pour
les 2500 élèves dont les cours sont annulés. « Un acte crapuleux »
dit Tanja Schrijver du FNV. La représentante du syndicat des travailleurs du
secteur de la création n’a pas de mots assez durs pour critiquer l’attitude de
la ville, qui selon elle a condamné le centre culturel par ses exigences
inacceptables, alors qu’il était parfaitement possible de le sauver.
Pour sa
part, Jens Bylsma, le président de Wakker Emmen, estime que la direction du CQ
doit faire son autocritique, elle qui serait restée inactive depuis trois ans,
ne trouvant d’autre solution que quémander des subsides. Pour le parti au
pouvoir, la culture a toujours un avenir dans la commune, mais pas sous
perfusion publique : les acteurs culturels doivent se financer par le
privé, l’associatif et la contribution des élèves.
Si le débat entre les partisans des deux
camps est vif, on n’assistera pas à Emmen à une grande mobilisation comme celle
qui fut provoquée par les mesures du premier gouvernement Rutte. Pas de grandes
marches, pas d’intellectuels célèbres pour dénoncer le naufrage d’une petite
embarcation culturelle de la Drenthe, province lointaine et peu peuplée. Sans
doute l’ambitieux projet de zoo-théâtre viendra effacer cet épisode.
Mais Jurg,
le vieil architecte mélomane de Emmen, ne décolère pas : -« On nous
dit que les jeunes peuvent apprendre la musique en cours particuliers, qu’il ne
faut pas entretenir de grosses infrastructures pour cela. Se pose-t-on la
question du prix de ces cours privés ? A combien les professeurs devront
facturer l’heure s’ils veulent reconstituer un salaire décent ? ».
Pour un homme de sa génération, la destruction de l’éducation culturelle au
motif qu’elle serait réservée aux élites constitue une menace pour la
population toute entière, à commencer précisément pour les personnes les plus
modestes.
Alors Jurg pense à sa femme de ménage. Un
jour où il jouait du piano, elle s’est approchée de lui pour lui dire :
« J’aime beaucoup ce que vous jouez. La musique classique je n’aime pas,
mais ça c’est très beau ». Or « ça », c’était du Mozart, tout
simplement.