Nous
sommes très nombreux à avoir été choqués, pour ne pas dire horrifiés, par les
réactions de certains lecteurs de Sud Info postées le 27 août dernier, sous
l’article annonçant la découverte de cadavres de réfugiés dans un camion en
Autriche. Si la possibilité de le commenter a ensuite été fermée, les captures
d’écran continuent à tourner sur les réseaux sociaux. Et nous continuons à nous
demander comment il est possible de se réjouir de cette tragédie, et de regretter
qu’il n’y ait pas plus de morts. Ces gens ont-ils perdu toute humanité pour n’être
pas touchés par la tragédie de ces familles qui fuient la guerre ?
Autocritique journalistique
Cette
question pourra trouver de savantes et justes réponses, mais elle restera
frappée par l’énigme du mal, par l’insurmontable incompréhension chaque fois qu’il
se déchaîne. Nous regardons incrédules ce grand sabbat de diables et de
sorcières, où dansent main dans la main les bourreaux, leurs complices, ceux
qui les laissent faire et ceux qui en rient sur le site Sud Info.
Les
discussions que j’ai pu avoir ces derniers jours avec des journalistes
témoignent de leur exaspération de voir des médias charrier cette ordure. Ils
ne cachent pas leur colère devant certaines pratiques, ou
expriment leur désarroi de se sentir impuissants devant la marée montante de la
haine.
Bien
sûr, la déréliction morale qui touche l’Europe se nourrit de mille causes, et
en charger la seule presse serait totalement outrancier. Bien sûr, les médias
ne font pas que de l’information, et sans doute le repli sur soi s’alimente tout
autant des reality-shows narcissiques et voyeurs, des jeux qui éliminent les
maillons faibles, de la surreprésentation d’improbables « peoples »,
des pseudos forums citoyens, ou des modèles de pureté charriés par la
publicité.
Mais
si les journalistes n’ont plus le monopole du récit sur la marche du monde, leur
mission reste de la présenter avec objectivité et rigueur, non pour plaire à la
minorité tapageuse, mais dans l’espoir fou et superbe de servir la vérité.
Ainsi,
tandis que certains médias continuent à se vautrer dans la stigmatisation, les
amalgames et le racolage populiste, d’autres commencent à exprimer leur refus
de se laisser entraîner hors du consensus humaniste. Ces médias se dressent
contre cette fatalité qui voudrait que l’on doive s’aplatir devant l’audience
qui les fait vivre, même si elle se met à hurler avec les loups.
En Allemagne, de grands journaux comme le Süddeutsche Zeitung et Der Spiegel prennent
fortement position en faveur de l’accueil des réfugiés. Faisait mentir
l’opinion qui voudrait que ce soit une coquetterie d’intellos bobos, un titre
populaire comme Bild n’hésite pas à entrer en campagne pour aider les réfugiés.
Des journalistes montent au créneau pour exprimer leur refus de la banalisation
du discours de haine, comme la Rédactrice en chef à la NDR Anja Reschke, qui a
récemment appelé à et résister et clouer la haine au pilori ; ou comme le
journaliste Julien Vlassenbroek invitant les xénophobes à déverser leur haine
ailleurs que sur les pages de la RTBF[1].
Des éditorialistes et des bloggeurs multiplient les articles sans concessions contre
l’égoïsme et le racisme, s’exposant ainsi à la vindicte des réseaux sociaux et
leurs expressions menaçantes. Sur la chaîne que j’ai l’honneur de diriger, nous
multiplions les émissions citoyennes qui expliquent et rassemblent, sous notre
mot d’ordre « Télé Bruxelles s’engage pour le dialogue ». Enfin, les
organisations professionnelles se mobilisent, comme l’AJP[2]
et la FEJ[3]
qui rappelle à ses membres qu’ils doivent veiller à n’encourager aucune forme
de discrimination[4].
Toutes
ces manifestations sont rassurantes, d’autant qu’elles surgissent d’un travail
de fond réalisé jour après jour, au sein de tant de rédactions, pour dire la
réalité d’un monde complexe dont les nuances, les mécanismes et les évolutions
démentent l’opposition simpliste entre « eux » et « nous »,
entre « bien » et « mal ».
Toutefois,
en découvrant le post de cet individu qui proclame aimer apprendre la mort de
réfugiés au petit déjeuner, on se dit que ce n’est pas assez, que notre
réaction n’est pas à la mesure du défi, et que nous devons nous préparer à une
forme de résistance, sans crainte ni espoir, parce que c’est simplement notre
devoir.
Un
devoir envers le futur que nous voulons pacifique et prospère pour nos enfants,
mais aussi un devoir de mémoire envers ceux qui nous ont précédés.
Depuis
1971, les journalistes bénéficient d’une pension complémentaire qui fut
accordée en compensation des pertes de revenus qu’ont subies ceux qui, durant
les deux guerres mondiales, ont refusé de travailler dans un journal
réquisitionné ou sont entrés dans la résistance. Cet avantage substantiel perd
progressivement sa justification dès lors que les journalistes concernés sont
pour beaucoup décédés, et que les générations actives ont la chance de n’avoir
pas connu pareils événements. L’AJP en défend néanmoins le maintien, pour des
raisons sociales bien compréhensibles, mais sans rapport avec l’héroïsme de
ceux qui ont « brisé leur plume » pour ne pas servir occupants et
dictateurs.
Alors,
si nous prétendons conserver cet avantage, montrons-nous en dignes. N’oublions
pas que le journalisme est un métier particulier, qui n’existe véritablement
qu’en démocratie, et ne peut servir qu’elle. N’oublions pas les risques pris
par ceux qui ont écrit dans des journaux clandestins, n’oublions pas ceux qui
ont refusé de collaborer aux médias volés, sacrifiant leur emploi et se
désignant ainsi à l’ennemi.
Si
nous renonçons à expliquer pourquoi des familles nous demandent asile, si nous
renonçons à démontrer que nous n’avons rien à en redouter. Si nous renonçons à
rappeler que l’hospitalité est un impératif moral. Si nous continuons à alimenter
la peur et la haine de l’autre par des amalgames et des caricatures. Si nous tolérons
la banalisation du racisme dans le discours politique. Si nous offrons des
tribunes aux prédicateurs de la haine. Si nous n’avons plus le courage de
briser notre plume plutôt que la prêter à l’infâme…
Alors,
notre minable petite pension, chers Collègues, rendons-là à la collectivité:
nous ne la méritons plus.
[2] Association des Journalistes Professionnels (Belgique Francophone)
[3] Fédération Européenne des Journalistes
[4] Code de principe de la FIJ sur la conduite des journalistes (1954 –
1986), article 7 : « Le
journaliste prendra garde aux risques d’une discrimination propagée par les
médias et fera son possible pour éviter de faciliter une telle discrimination,
fondée notamment sur la race, le sexe, les mœurs sexuelles, la langue, la
religion, les opinions politiques et autres et l’origine nationale ou
sociale. »