dimanche 3 août 2014

Les outils de mon père




Autant l’avouer d’emblée : je ne suis pas un manuel.  Le comble du désespoir est pour moi d’errer vainement dans les rayons du supermarché DIY. Avec l’humiliation de croiser ces bricoleurs  déterminés, ces surhommes qui foncent sans hésiter sur la tourniquette de 22 pouces qui va s’emboîter parfaitement dans le joint torique graphité. Puis rentrer à la maison avec mon achat, qui se révèle juste trop petit ou trop gros pour le machin à machiner, mais j’essaie quand même, et je dévaste l’existant en maudissant les maris bricoleurs.

Mais à présent, à côté de ma boîte à outils en plastique qui ressemble à un jouet, s’est rangée celle de mon père. En septembre, il y aura un an qu’il a décidé d’en finir avec la vie. Sa boîte à outils m’a choisi comme héritier plutôt que ma sœur qui est encore plus nulle que moi comme mari bricoleur.

La boîte à outils de mon père est en métal, elle est énorme, tellement lourde que je peine à la soulever. Elle se déploie plus qu’elle ne s’ouvre, elle devient plus grande encore, et dévoile une foule d’outils d’apparence très grossière. Ils sont vieux, marqués par l’usure et l’oxydation.  Une profusion de clés anglaises, des tournevis, des pinces, mais aussi une foule d’objets aux formes improbables dont j’ignore l’usage. Comme un petit peuple de fer et de bois, à la fois rustre et malicieux, capable l’air de rien de démonter le grand mécano de l’univers.

Je connais ces outils depuis ma petite enfance, la plus tendre. Mon père en prenait grand soin, et me faisait comprendre que je leur devais le plus grand respect. Pour beaucoup je me souviens d’une réalisation, ou d’une anecdote. Je les vois encore dans sa belle main, à la fois fine et musclée, cette main que j’ai serrée si fort quand il nous a quittés.




Mon père savait absolument tout faire et tout défaire avec ses outils. Du reste, de manière générale, cet homme savait tout faire, que c’en était écœurant. Enfant, dans un après-guerre où les playstations étaient rares, il passait son temps à démonter et remonter des réveils matin. Il a grandi, étudié, il a acquis une grande force de raisonnement abstrait, et de la science il a fait son métier. Mais toujours  il est resté un bricoleur, un manuel. J’ai découvert avec lui que le manuel  ne s’oppose pas au penseur, c’est simplement quelqu’un qui pense avec les mains.

Le reproche que je pourrais lui adresser – et je ne m’en suis pas privé en temps utile – c’est de m’avoir si peu appris à me servir de ces outils. Lorsqu’il me voyait chipoter pour réparer une chambre à air, il me poussait gentiment en me disant « Allez, laisse-moi faire » et en quelques minutes, avec en prime un petit cours de chimie sur la vulcanisation,  mon vélo était prêt à repartir. Mais à la réflexion,  ce reproche ne cache-t-il pas plutôt une excuse à mon manque d’habileté et ma paresse ?

Ainsi j’ai récemment dû replacer une barre à rideaux que le plafonnage plus que centenaire de ma maison était trop fatigué pour supporter plus longtemps. Je considérais l’arrachement avec consternation, m’imaginant comme toujours aggraver la situation, pour finalement devoir appeler au secours un homme de métier. Alors je me suis souvenu que dans sa boîte à outils, mon père gardait toujours quelques allumettes. Il m’avait expliqué qu’il les insérait entre la cheville et le plâtre, en sorte que la vis se retrouve à l’étroit et puisse se refixer solidement. Ces conseils prodigués voici si longtemps sont soudain revenus à la surface, sortis de la boîte à outils. Et avec son tournevis quinquagénaire, j’ai réimplanté ma barre dans mes murs centenaires, sans difficulté aucune.

Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ? [1]

Pas un instant je ne crois que les objets ont une âme, moi qui n’en accorde pas même aux gens. Mais je ne peux me défendre de l’émotion que j’éprouve au contact des objets de mes si chers disparus. Les héritages – même si nous tentons de les constituer pour protéger nos enfants, ont toujours un côté indu et sordide. L’argent qui déchire les fratries, la maison qui vous écrase de tracas et d’impôts… Mais la vieille pince-grip rouillée, avec laquelle mon père a construit notre vie, comment ne pas l’aimer ?

Un matin il a lâché ses outils, et je les ai ramassés. Je ne m’en sers pas aussi bien que lui, mais je m’en sers, comme je me sers de tout ce qu’il m’a appris, pour tenter de me créer une existence heureuse, sans lui, mais avec les miens, les siens. L’héritage a fait une civilisation, mais c’est la transmission qui fait l’humain.

Marc de Haan


[1] Alphonse de LAMARTINE (1790-1869) - Milly ou la terre natale (I)