jeudi 13 février 2014

La liberté n'attend pas


(un conseil de la presse en Tunisie)


De retour à l’hôtel, pousser le pied sous la brosse rotative de la cireuse est devenu un réflexe : la moindre excursion sur les trottoirs de Tunis larde les chaussures de traces de boue. C’est qu’en février, le temps est encore frais, la pluie dispute le ciel au soleil, et les flaques sont couleur sable. J’ai marché près de deux heures dans la ville blanche, par les grands boulevards et jusque la kasbah. Tunis vibrionne. Les rues sont en perpétuel mouvement, tant les piétons que les véhicules ne s’arrêtent jamais pour céder le passage, on prend sa place, on se faufile, toujours en mouvement.  Avancer, c’est la vie.

Les gens me sourient, cherchent à capter mon regard pour me parler. On veut savoir d’où je viens, ce que je fais, par hospitalité, curiosité, ou qui sait, par intérêt. L’épicier me fait part de son chemin spirituel, passant par le voyage, l’argent, les femmes, puis finalement pour trouver Dieu. « Vous êtes bouddhiste alors… », lui dis-je pour le taquiner. « Non, musulman ! ». Puis cet étudiant en histoire qui me montre une statue d’Habib Bourguiba cachée sous un palmier dans les jardins du conservatoire de musique : « Ben Ali l’a fait déplacer là. Il disait qu’il serait bien, au frais, pour écouter la musique. Mais en fait, il avait peur que Bourguiba lui fasse de l’ombre ». Histoire vraie ou pas, je n’ai pas eu le temps de recouper l’information… ma si non è vero, è ben trovato.

Mais tous les Tunisiens, de l’homme de la rue au membre de l’assemblée constituante en passant par le journaliste, tous me posent les mêmes questions : « Comment trouvez-vous la Tunisie après la révolution ? Comment voyez-vous notre avenir ? » Comme si j’étais qualifié pour leur répondre… Moi qui ne connais de la situation tunisienne que des éléments glanés dans quelques journaux, moi qui ne suis plus venu ici depuis vingt ans. Me revoici brièvement, pour présenter l’expérience du CDJ belge aux journalistes et patrons de presse tunisiens qui travaillent à la construction d’une  instance d’autorégulation déontologique.

La modestie est la seule attitude qui convienne à celui qui se voit parachuté dans un univers inconnu et complexe. S’agissant de décrire les missions et les rouages de notre CDJ, mon parti est d’exposer un modèle en laissant à l’assistance le soin d’en apprécier l’intérêt dans son propre contexte. Naturellement, la cohérence du modèle est mise à l’épreuve des questions, mais elle y résiste bien, et mes réponses ont largement alimenté le débat entre Tunisiens.

Les échanges sont assez passionnés. Syndicats de journalistes et associations patronales s’y affrontent volontiers. Les arguments fusent en tous sens. Certains posent la question de l’indépendance de journalistes qui gagnent à peine de quoi survivre. Ne veut-on pas mettre le toit avant les fondations ? D’autres voudraient que le Conseil se saisisse de tous les sujets, de la publicité aux relations sociales. Les uns plaident pour une co-régulation avec le législateur, les autres pour une liberté de presse absolue. L’ONG Article 19 apporte son tact et son analyse, tandis que le patron de l’Ethical Journalism Network, Aidan White, déploie son brillant plaidoyer sur l’éthique du journalisme. Jusqu’à ce qu’une toute jeune journaliste pose la question du choc entre l’idéal de ceux qui sortent des études, et la réalité qu’ils découvrent dans les rédactions…

Le chaudron bouillonne, mais on sent que l’autorégulation tient le bon bout, car tous perçoivent que la liberté n’ira pas sans responsabilité envers la société, mais que si la presse tunisienne veut être libre, elle doit assumer cette responsabilité elle-même, sans laisser le pouvoir (im)poser les limites, les contraintes et les sanctions en matière déontologique.

Vient le moment où le conférencier étranger se sent un peu intrus, où lui vient l’envie de laisser l’assistance se créer son projet soustraite au regard de l’autre. Alors je m’éclipse, pour marcher dans la douceur du soir, et éclabousser encore un peu mes chaussures. Je marche, et toutes ces voix de consœurs et confrères tunisiens tournent dans mon esprit. Je passe sur cette place encore encombrée de barbelés. J’admire l’ambition de la presse tunisienne de vouloir créer un conseil de déontologie. Cette presse qui a connu la dictature et l’oppression, qui a traversé les dangers de la révolution, cette presse économiquement si fragile, elle veut à tout prix garantir son indépendance, saisir l’ouverture d’une nouvelle constitution et la perspective d’élections. Cette presse veut la liberté, tout de suite, tout simplement.

Je débarque d’une vieille démocratie, où la liberté de la presse est garantie, et même sous certains aspects de manière exemplaire. Certes la presse belge est en crise, mais on n’oserait pas la comparaison avec la situation en Afrique du nord. Pourtant, dans ces conditions plutôt idéales, nous avons mis dix ans pour élaborer un modèle, fédérer les volontés, trouver les moyens, et finalement créer notre Conseil de déontologie journalistique.

Autant les discussions des fondateurs du CDJ belge étaient techniques et juridiques, autant on sent ici la puissance du débat sur les valeurs. D’un côté, ceux qui peinent à imaginer trancher brutalement le cordon avec le pouvoir, cherchant un compromis soutenable. De l’autre, ceux qui pensent comme Tocqueville qu’en démocratie les bienfaits d’une liberté de presse absolue compensent bien ses inconvénients. Entre ces deux tentations, la proposition d’une presse libre, assez mure et responsable pour s’autolimiter spontanément, sans ingérence extérieure.

Je marche dans les ruelles encombrées par les chalands, où se mêlent les bruits, les voix, les harangues des marchands. Mille parfums de fruits, d’épices et d’arachides grillées troublent mon odorat monoxydedecarbonisé. Je me souviens de mes reportages en Afrique. Les tracasseries administratives, les listes de questions à fournir, les tournages sous la surveillance d’agents de la sûreté censés nous protéger, auxquels on faussait compagnie à la première occasion, méprisant les risques. Cela faisait longtemps que je n’avais plus éprouvé ces sensations. Tous les journalistes européens qui somnolent dans leur liberté apparente gagneraient à se frotter régulièrement aux réalités de tels pays. Histoire de se réveiller, car la liberté ça se gagne, mais ça peut se perdre aussi. Choukrane, les collègues tunisiens…
MdH


Bourguiba dans l'ombre

dimanche 2 février 2014

Penser, dire, ne pas dire




Le philosophe François De Smet a récemment publié sur son blog un passionnant article intitulé « Non, le racisme n’est pas un délit ». Il y souligne que le délit ne réside pas dans la haine mais dans l’appel à la haine, et développe l’idée que la législation qui réprime l’expression du racisme, allant parfois jusqu’à la censure, est impuissante à contrer le racisme lui-même, qui devrait plutôt être combattu sur le terrain du débat et de l’éducation.

Brillante démonstration, à laquelle je puis adhérer sur l’essentiel, mais qui néanmoins me porte à réagir (il faut dire qu’il m’y a gentiment poussé). Philosophiquement, elle emprunte un chemin trop caillouteux à mon goût, et sur la question des médias, je crains qu’elle pêche par une méconnaissance de ce que nous appelons en Belgique francophone le « cordon sanitaire ».

Locke out

Pour démontrer que le racisme n’est pas un délit, et surtout qu’il ne pourrait techniquement pas l’être, François De Smet commence par mettre en évidence le fait que la liberté de conscience est absolue. Ni le législateur, ni le juge, ni la police, ne peuvent réprimer notre pensée profonde. On pourra agir sur son expression ou ses effets, mais il sera impossible de forcer l’humain à penser autrement qu’il pense. Tout au plus peut-on influencer ses convictions, quand il y consent. Le conditionnement, la menace, la privation de liberté, la torture, et même la promesse de la mort, aucune force ni aucun tyran n’a jamais réussi à souffler la flamme de cette liberté plus que fondamentale, consubstantielle de humanité. C’est la conviction de John Locke exprimée dans sa Lettre sur la tolérance sur laquelle François De Smet appuie son propos.

Si je tiens également la liberté de conscience pour absolue, je n’affirmerais pas pour ma part que cela se prouve par son intangibilité.  En effet, je serais plus circonspect quant à sa résistance aux expériences les plus extrêmes, telles que la torture. De la souffrance à la folie il n’y a qu’un pas, et être rendu fou n’est plus être librement soi.  Comment avoir la certitude que Big Brother ne parvient pas à ses fins ? Confronté à sa pire terreur, Winston Smith ne finit-il pas par remporter la « victoire sur lui-même » et « aimer Big Brother »[1]… Anticipons alors 2084, pour nous demander si au gré des exploits de la biotechnologie, de la descente par les nanotechnologies au plus intime de nous-même, cette intrusion au cœur de l’être humain ne viendra-t-elle pas percer un jour le rempart de notre forteresse intérieure ?

Certes, le pouvoir pourrait-il réduire la conscience en servitude, il ne parviendra jamais à anéantir les faits qui subsistent derrière le paravent du mensonge et l’aliénation. Dans les serres de la police de la pensée, Winston Smith peut écrire que 2 et 2 font 5, rien ne fera cesser leur somme de faire 4. Comme Hannah Arendt l’a écrit, « la persuasion et la violence peuvent détruire la vérité, mais elles ne peuvent la remplacer. Cela vaut pour la vérité rationnelle et religieuse, tout comme cela vaut, d’une manière plus évidente, pour la vérité de fait »[2]. Je serais plus enclin à donner ce brevet d’intangibilité à la vérité de fait, pour ce qu’elle existe aussi hors de l’homme, et qu’elle existe encore lorsqu’elle a été anéantie ou réécrite par le Ministère de la Vérité. Il n’en restera pas moins qu’en droit, la liberté de conscience doit être et rester absolue, qualité unique et inouïe qui la distingue de la liberté d’expression, on y reviendra.

François De Smet poursuit avec Locke, exposant la théorie qui veut que nos opinions ne soient presque jamais originales, qu’elles soient contingentes, totalement influencées par celles des autres, la culture et la marche du monde. Tout au plus procédons-nous à des recompositions, comme ces musiciens qui composent des morceaux nouveaux mais toujours avec les mêmes notes. Soulignant que la modernité nous voudrait paradoxalement producteurs d’inédit, François De Smet montre alors que la société veut logiquement agir sur cette « contamination » de certaines idées en interdisant leur propagation, par exemple en faisant un délit de l’appel à la haine raciale.

Ici plus encore, si je parviendrai à la même conclusion, je ne pourrais suivre le chemin proposé par François De Smet. Recourir à cette vision de Locke permet sans doute de décrire la plus grande part du cheminement de la pensée humaine, mais aussi la part la moins intéressante, et pour tout dire, la moins humaine. A vrai dire, se mobiliser pour défendre une liberté de conscience qui ne serait que brassage des sempiternelles mêmes idées ne me semble pas valoir tant d’efforts. Quel sens aurait de sacraliser cette liberté qui pourrait se contenter de remuer de vieux dogmes ?  Considérer que la pensée n’évoluerait que par recomposition m’apparaît comme de la mauvaise foi au sens sartrien, c’est-à-dire le refus lâche ou paresseux des véritables potentialités de la liberté humaine. Pour le coup, je mets Locke out, préférant fonder mon approche dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau, qui a caractérisé l’être humain par la liberté, et la perfectibilité.

Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau donne à l’humanité une toute autre ambition que se conformer bravement au destin que lui a tracé son créateur ou la nature : le philosophe de Genève voit dans l’histoire la preuve que l’homme se construit lui-même. A la différence de l’animal, il est capable de se transformer, de se recréer, et d’aller contre sa nature pour former une société dont le progrès est le moyen et la fin. L’être humain est le vivant qui refuse sa détermination naturelle, fut-ce en contrariant son instinct de conservation – il est capable de se détruire lui-même - mais aussi en rejetant sa nature égoïste pour privilégier la solidarité. Ce vivant-là ne se satisfait pas de jouer toujours les mêmes notes, il veut inventer la musique que personne n’a jamais entendue. Ce postulat existentiel traverse la philosophie des lumières, qui elle-même fonde la philosophie des droits de l’homme.

J’en viens ici au cœur de mon propos : la liberté de conscience puise son absoluité dans la philosophie des lumières, tandis que la liberté d’expression y forge sa relativité.

A mon tour j’évoquerai Emmanuel Kant, dont la morale ne se fonde plus sur la contrainte mais sur la liberté, la bonne volonté pour reprendre sa formule, celle de faire le bien non par intérêt ou par crainte, mais pour établir le respect mutuel et la concorde entre les humains. Cette concorde se base sur ce principe tout simple, que nombre de parents apprennent à leurs enfants dès le plus jeune âge, qui veut que ma liberté s’arrête où la tienne commence, que j’accepte de limiter la mienne parce que tu acceptes de limiter la tienne, et que de la sorte chacune peut occuper le plus grand espace possible. 

A cet égard, considérer que les limites que l’on apporte à la liberté d’expression ne répondraient qu’à une volonté d’éviter la contamination des idées mauvaises, volonté qui même en démocratie serait d’essence despotique, me paraît une explication insuffisante, pour ne pas dire, un peu infamante. Non, la philosophie des droits de l’homme supporte la limitation de la liberté d’expression pour la seule raison que c’est la manière de garantir qu’elle soit la plus étendue possible dans une société en paix. Celui qui ne s’intéresse qu’à sa liberté individuelle y verra un paradoxe, mais tous ceux qui considèrent que la liberté ne progresse qu’avec l’égalité et la fraternité – Bergson aurait dit par l’amour - comprendront sa cohérence et sa force irrépressible.

Contre la pensée théologico-aristocratique d’ancien régime, le surgissement de l’ aufklarüng a posé les jalons d’une liberté qui concilie radicalité du concept et pragmatisme du vivre ensemble. Seule la liberté de conscience y sera absolue, d’abord pour ce qu’elle définit l’homme et ne peut être contestée sans l’anéantir lui-même, ensuite parce que de ce for intérieur, qui est aussi un fort, ne se lancent jamais d’attaques contre celui du voisin. Pour sa part, la liberté d’expression sera la plus large possible, mais elle s’autolimitera pour éviter de blesser les droits ou la personne d’autrui.

Veuillez laisser ce cordon sanitaire dans l’état où vous l’avez trouvé

François De Smet conclut son développement théorique par une réflexion sur les moyens que se donne la limitation de la liberté d’expression, particulièrement au sortir du débat hystérique qui a saisi la France ces dernières semaines. Et merci à François (Hollande) de nous en distraire plus efficacement que Manuel. François (De Smet) commence en écrivant ceci :

« Les cordons sanitaires ne sont pas établis pour enfermer des idées par principe, si nauséabondes soient-elles, mais pour empêcher que leur propagation incontrôlée engendre leur légitimation dans un groupe, et donc pour prévenir un passage à l’acte susceptible de mettre en danger un ou plusieurs êtres humains en raison de leur appartenance à un groupe donné. »

Cette proposition est exacte, sous réserve toutefois de remplacer l’expression « cordon sanitaire » par « les lois qui font un délit de l’expression du racisme, de la discrimination ou du négationnisme ». Il faut en effet s’entendre sur ce que l’on appelle « cordon sanitaire » en Belgique, qui n’a en réalité pas grand-chose à voir avec la censure. Le cordon sanitaire connait chez nous deux avatars, l’un politique, l’autre médiatique.

Politiquement, le cordon sanitaire désigne l’accord entre les partis démocratiques pour ne pas collaborer (le mot prend tout son sens), et encore moins former une majorité, avec un parti extrémiste dont l’objectif est liberticide. Passons sur certains coups de canif donnés au cordon, on peut considérer que les partis flamands ne se sont pas compromis en faisant alliance avec le menaçant Vlaams Blok, devenu Vlaams Belang suite à ses démêlés avec la justice qui lui reprochait précisément son expression xénophobe. Chacun jugera de l’efficacité de la technique : les plus positifs penseront que grâce au cordon on échappe au spectre d’un gouvernement dont certains membres seraient inspirés par l’idéologie nazie, d’autres estimeront que certains partis aspirent l’électorat, les élus et les idées du Vlaams Belang, pour les recycler dans des formes plus acceptables.

Sur le terrain médiatique, le cordon sanitaire est également à l’origine un accord librement consenti entre les médias audiovisuels pour réguler la manière dont l’extrême droite (et tout parti liberticide ou xénophobe) peut parvenir à l’antenne. Contrairement à ce que d’aucuns croient ou veulent faire croire, il ne s’agit pas de lui en interdire l’accès, mais de le limiter au différé, par opposition au direct, en sorte de ne pas risquer d’être entrainé en tant qu’éditeur responsable dans des violations des lois réprimant le racisme, la xénophobie, le négationnisme, etc. Cette approche ouvre également la possibilité pour les journalistes de faire sereinement leur travail d’information, en apportant un éclairage complémentaire à des propos antidémocratiques, qui dans le cadre d’un débat en direct peuvent sans doute être contredits, mais difficilement recadrés et éclairés par les faits. Le débat et l’interview en direct sont des exercices particulièrement périlleux quand on sait que la petite phrase et le slogan facile y ont bien plus d’impact que le raisonnement qui respecte le réel dans toute sa complexité.

Ainsi dans son avis du 16 novembre 2011 sur la couverture des campagnes électorales, le Conseil de Déontologie Journalistique a précisé que « les rédactions sont invitées à ne pas donner d’accès direct à l’expression de partis, tendances, mouvements… identifiés comme liberticides ou antidémocratiques et soumettre cette expression à un traitement journalistique ».
Le cordon sanitaire médiatique organise ainsi un traitement particulier pour les partis antidémocratiques, afin de garantir l’exercice par les rédactions de leur responsabilité envers la société, mais cela ne constitue donc pas une censure. Pour le surplus, on soulignera que les médias ont largement perdu le monopole de la communication des idées, et que leur attitude doit être comprise comme la volonté d’un acteur du secteur de préserver ses normes professionnelles, sans préjudicier la liberté d’expression. Internet et les réseaux sociaux offrent à tous les partis – même les plus sordides - une plateforme hyper puissante, moderne et bien peu régulée ; ils disposent souvent de leurs propres médias écrits, électroniques, et même audiovisuels.

Je développerai pour conclure un point de vue plus personnel sur le cordon sanitaire médiatique, qui renvoie à l’autolimitation réciproque de la liberté dans le pacte des lumières évoquée plus haut.

On pose à bon droit la question de la liberté d’expression du raciste ou de celui qui œuvre à l’avènement d’une dictature politique ou religieuse. Mais sa liberté s’arrête là où celle du démocrate commence, et on doit dès lors poser la question du respect de la liberté d’expression et de conscience du journaliste. Ce n’est pas au juge de lui dire qui il doit interviewer et comment le faire. Car en effet le journaliste n’est pas uniquement un porte-micro ou un passe-plat. Sa mission consiste à informer dans le respect de la vérité afin d’éclairer l’opinion publique, et il ne peut l’exercer qu’en toute indépendance. Ainsi le code de déontologie journalistique ( www.codededeontologiejournalistique.be ) lui reconnaît à l’article 9 la pleine liberté de ses choix éditoriaux, ce qui comprend le choix de ses interlocuteurs. La déontologie journalistique tient généralement pour dernier rempart de l’indépendance journalistique ce que l’on nomme la clause de conscience, c’est-à-dire le droit pour le journaliste de refuser d’agir contre sa conscience. La recommandation sur la couverture des campagnes électorales du CDJ allant jusqu’à utiliser la formulation « objection de conscience ».

Or, quelle est l’attitude du journaliste face à l’extrémisme antidémocratique ? Bien entendu, il se trouvera toujours des gens de presse pour collaborer avec l’infâme. Mais le journaliste se définit comme serviteur de la vérité. A ce titre, il n’aura qu’aversion pour le mensonge du rejet de l’autre pour ce qu’il est. Eclaireur impartial de l’opinion publique, il aura peu de goût pour lui transmettre sans commentaire ou contradiction un discours de haine sorti des tréfonds obscurs de l’humanité. Le journaliste est un défenseur naturel de la démocratie, qu’il sert par la recherche et la communication des faits d’intérêt général, de sorte à ce l’action de chaque citoyen soit éclairée et juste. Il fut un temps où l’on comprenait que le savoir libère.

Le journaliste connaît son adversaire. Il connait le sort que le totalitarisme lui réserve : être licencié, muselé, menacé, quand ce n’est pas emprisonné, torturé ou assassiné. Chaque jour, loin de notre (plus ou moins) tranquille Europe, des journalistes souffrent et meurent par l’action des ennemis des faits, des ennemis du réel, des ennemis de ce que l’homme peut atteindre de vérité. Dès lors, ne demandez pas au journaliste de renoncer à sa propre liberté de ne pas se compromettre avec les ennemis de la démocratie, au motif que ces braves gens souffriraient de quelque limitation à leur liberté de déverser leur ordure.

Je ne cache pas ma peine de voir souvent de brillants intellectuels et journalistes rejeter sans nuances le cordon sanitaire médiatique. On nous fait comprendre que cette stratégie élaborée après le succès du Vlaams Blok en 1991 serait dépassée. Notre différend serait générationnel, opposant les journalistes élevés dans le récit de l’occupation nazie qu’avaient connue leurs grands-parents, et ceux qui l’ont apprise à l’école comme on apprend la guerre des Gaules.

Je les inviterais, modestement et confraternellement, à jeter un regard sur l’état de la liberté de la presse en Grèce, en Italie ou en Espagne, et mesurer que la défense de nos valeurs professionnelles reste un combat d’une terrible actualité.

Un cordon pour se pendre

Je ne pourrais conclure cette réflexion sans dire qu’elle me coûte, au sens où si je le défends depuis vingt ans, je n’aime pas le cordon sanitaire. Quiconque conteste que la liberté d’expression soit absolue sait bien que, aux critères de limitation qu’il croit justes, l’Autre pourra lui opposer ses « justes critères » à lui, et ainsi le faire taire. Or, qui est certain de détenir la vérité ? Limiter, si peu que ce soit, une liberté fondamentale vous laisse une sorte de nausée, la nausée de celui qui tire sur l’agresseur en légitime défense, mais n’en est pas moins dégoûté par sa propre violence.

C’est ici que je dirai combien je souscris au propos de François De Smet, quand il nous invite surtout à « combattre les idées nauséabondes avec d’autres idées », en pariant sur l’information, l’éducation, la culture, le dialogue. Le vrai cordon sanitaire, celui dont nous pourrions être fiers, ce sont les instituteurs et les professeurs qui peuvent le tresser en provoquant la réflexion sur l’origine et la finalité de la haine de l’autre. Ce sont aussi ceux qui nous gouvernent qui peuvent mettre la démocratie à l’abri du rempart d’une prospérité partagée, de sorte à ce que chacun se sente respecté. Enfin, puisque la presse est au cœur de mon propos, je ne peux m’empêcher de penser que le meilleur cordon sanitaire sera noué par des médias qui, dans l’ensemble de leur production, respectent leur public, évitent de flatter l’âme sombre de la foule, se gardent de l’abrutir, et apportent à chacun la connaissance et la réflexion.

MdH, 2 février 2014.







[1] George ORWELL, 1984, nrf Gallimard, 1977, page 355.
[2] Hannah ARENDT, La crise de la culture, Idées Gallimard 1972, page 330.

Le journaliste de la GVA et la propagande nazie


Mon grand père, Robert de Haan (1918 - 2010), fut reporter au journal Les Sports avant la seconde guerre mondiale. Parmi ses nombreux écrits, j'ai retrouvé ce souvenir d'une compétition où les allemands s'étaient distingués. Un journaliste de la Gazet van Antwerpen y posa un geste qui fera écho pour ceux qui, 75 ans plus tard, défendent le cordon sanitaire.


Le championnat d'Europe de water-polo de 1938.

par Robert de Haan

En 1938, pour le journal Les Sports, j'ai assuré le reportage du championnat d'Europe de water-polo. Participaient à cette compétition les équipes nationales d'Allemagne, de France, d'Italie, de Belgique et des Pays-Bas, et ce dans la petite ville de Doetinchem près de Arnhem[1].

Le tournoi fut gagné par l'équipe allemande.

A la surprise générale, lors de la remise du trophée, ce fut un groupe de militaires allemands, en grande tenue (avec leur veste à très grands revers), qui vint en prendre possession. Il était choquant de voir l'armée utiliser une victoire sportive pour servir la propagande d'Hitler.

Nous étions à la veille de la guerre. Et son antisémitisme était connu de tous.

Un fait marqua la remise de la Coupe. La tribune de presse avait été désertée. Lorsque l'hymne allemand retentit, un journaliste était resté à sa place, bien visible. Tout en haut de la tribune, resta assis Maurice Blitz, juif de nationalité belge qui couvrait le championnat pour la Gazet van Antwerpen. Il resta figé sur la banquette.

Cette simple mais courageuse prise de position n'eut heureusement aucune suite fâcheuse pour son auteur. Je m'en réjouis encore. Maurice Blitz était le père de Gérard-Louis qui jouait dans l'équipe belge, et qui fut le concepteur du Club Méditérannée. Maurice était aussi le frère de Gérard Blitz, champion olympique 1924 à Anvers.



[1] Ville martyre lors de la libération des Pays-Bas en septembre 1944

Orwell ou Camus, dans quel Etat ?





“Est-il possible d’être de gauche et se méfier de l’Etat comme de la peste?” demanda Miguel Ange mardi soir. Ma réponse fut : “Oui, Orwell”. Sur ce mon interlocuteur lui opposa Camus, “plus intéressant”…

Albert Camus plus intéressant que George Orwell, well well… Du point de vue de son rapport à l’Etat s’entend. Or sous cet angle précisément, je dirais plutôt le contraire… Sans doute ais-je la plus grande peine à placer ces deux auteurs sur un podium, eux que j’ ai lus très assidument, et également admirés.

Un rendez-vous manqué

Bien que contemporains, je ne suis pas persuadé qu’ils se soient fréquentés. Dans une lettre de 1948, Orwell évoque un rendez-vous manqué avec Camus aux Deux Magots à Paris de la libération. Ils devaient déjeuner ensemble, mais le Français était malade, et il n’est pas venu. On ne peut qu’imaginer le déjeuner non avenu entre ces deux écrivains, parmi les plus grands de leur siècle. Tous deux journalistes. Camus encore Rédacteur en chef de Combat, auréolé de la gloire de la résistance, savourant en jouisseur la liberté retrouvée. Orwell plus austère, regrettant le Paris des années vingt, le trouvant désormais “d’une tristesse indicible[1]. Orwell dont l’armée britannique n’avait pas voulu, mais qui avait participé les armes à la main à la guerre d’Espagne, où il fut grièvement blessé. Tous deux résolument engagés dans le combat contre le fascisme.

Leurs styles sont très différents. Camus a une profondeur philosophique absente chez Orwell, qui pour sa part est un essayiste politique bien plus pertinent que Camus ne le fut jamais. Ils furent également empétrés dans le colonialisme de leur pays, l’un d’être né à Mondovi en Algérie, l’autre d’avoir été policier en Birmanie. Ils furent résolument de gauche, mais viscéralement attachés à la liberté, ce qui les amena à affronter l’intelligensia des années cinquante par leur condamnation de la dictature stalinienne.

Camus et Orwell ont dès lors subi l’excommunication, et ce qui leur fut peut-être plus douloureux encore, l’adoubement par leurs adversaires politiques. George Orwell en particulier s’est vu qualifier d’anarchiste tory, formule qu’il utilisait lui même à propos de Johnatan Swift. Mais surtout il fut récupéré par la droite conservatrice qui n’a vu dans “Animal Farm” et “1984” qu’une critique du communisme, alors que de l’un à l’autre s’est élaboré le démontage du totalitarisme étatique, quel qu’il soit. Orwell s’est évertué à expliquer qu’il partait d’un point de vue socialiste, et qu’il ciblait tant le fascisme que le communisme. Malheureusement comme le note John Newsinger, “ses efforts pour récuser l’interprétation antisocialiste du livre furent interrompus par la maladie et la mort[2].

Socialiste et libéral

Récemment nous est parvenue la traduction française du livre de James Conant, “Orwell ou le pouvoir de la vérité”, qui apporte un éclairage peu commun sur sa dénonciation du totalitarisme. L’auteur indique en effet qu’il est permis de voir en Orwell un libéral, certes pas au sens d’un lien quelconque avec le libéralisme économique ou le capitalisme qu’il avait en horreur, mais dans la mesure où sa pensée est traversée par une exigence de vérité indispensable à l’exercice de la liberté. M’étant pour ma part longuement penché sur son travail de journaliste, je souscrirais volontiers à cette approche qui traverse toute son activité journalistique, non sans douleur quand il la mit au service de la BBC pendant la guerre. Pour Orwell il n’y a guère de doute, le journalisme constitue une recherche de vérité, ce qui suppose “la volonté de présenter l’actualité avec objectivité, d’aborder des questions sérieuses même si elles sont ennuyeuses, et de préconiser une politique qui soit à la fois cohérente et intelligibles[3]. Pour y parvenir, l’Angleterre doit impérativement garantir la plus parfaite liberté à la presse, laisser un espace aux journaux d’opinion minoritaires face aux grands groupes de presse.

George Orwell voue une véritable passion à la liberté, ce qui fait de cet intellectuel très à gauche, se revendiquant d’abord du socialisme révolutionnaire, un curieux héritier de la tradition libérale des lumières. Son projet de société est l’égalité et la fraternité, son impératif catégorique – et j’emploie la formule kantienne à dessein, est la liberté. Orwell rejette le marxisme et la notion de dicature du prolétariat, pour lui préférer un modèle de démocratie représentative, imparfait voire insupportable par nature, mais mieux à même de protéger le prolétariat de la dérive autoritaire étatique.

Car on y vient : Orwell a parfaitement vu que le fascisme et le communisme n’accomplissent leur projet monstreux que par la captation totale de l’appareil d’Etat. L’Etat, géant dont les deux bras sont la bureaucratie et la police. Certes ils peuvent servir à protéger le peuple, mais Orwell leur témoigne une méfiance viscérale, car très vite ils le capturent, l’enserrent, l’étouffent. La fascination d’Orwell pour Swift n’a guère de rapport avec le conservatisme de l’auteur de Gulliver, mais tout à voir avec sa dénonciation de l’état policier, “hanté par les mouchards, avec ses perpétuelles chasses aux hérétiques et ses procès pour trahison, organisés à seule fin de neutraliser le mécontentement populaire en le transformant en hystérie guerrière[4].

Le philosophe et le mécanicien

La critique de la dérive étatique est constante dans toute l’oeuvre journalistique et essayiste d’Orwell, elle trouvera son expression la plus accomplie – parce que littéraire - dans “1984”. L’Etat s’y manifeste dans toute sa puissance totalitaire : le contrôle par la bureaucratie, la contrainte par la police, la concitoyenneté par la guerre. La société dans laquelle évolue Winston Smith a détruit toute forme de liberté individuelle, jusqu’à celle de s’aimer, pour lui substituer un modèle purement fonctionnaire. Un fonctionnement en soi et pour soi, qui ne sert qu’à se perpétuer, et préserver l’oligarchie prédactrice qui derrière lui s’abrite.

La destruction de l’intimité, le recours à la violence et la torture ne constituent pas la plus grande originalité de l’univers décrit par “1984”. La vision la plus forte que le roman propose est celle du Ministère de la Vérité, dont le travail consiste à la fois à réécrire le passé, mais aussi à produire tout ce qui peut constituer le savoir et l’information contemporaine. L’Etat supprime de la sorte historiens et journalistes, ces chercheurs de vérité, pour leur substituer des fonctionnaires qui écrivent ce qu’on leur dit d’écrire. Enfin vient cette fulgurance, l’idée d’inventer une langue nouvelle, le novlangue, qui viendrait transformer la pensée. L’Etat assure alors sa victoire totale sur la liberté, banissant la liberté de conscience au coeur même du cerveau, ce que ni le totalitarisme soviétique ni le totalitarisme fasciste n’étaient vraiment parvenus à accomplir. Orwell pousse ainsi à son paroxysme l’avilissement qu’il reprochait à la langue de son temps, dont les expressions toutes faites “penseront à votre place, et au besoin vous rendront un grand service en dissimulant partiellement, y compris à vous-même, ce que vous voulez dire[5].

Albert Camus fut un formidable professeur de liberté, et réellement un homme libre lui-même[6]. Dans “L’homme révolté”, il dresse le procès du fascisme et du communisme en pointant parfaitement le totalitarisme d’Etat, mais c’est en philosophe qu’il en débusque la dimension métaphysique. Exercice facile avec la mystique nazie, il ne la loupe pas non plus quand il montre que la prophétie de Marx d’une société sans classe se casse les rêves sur le réel. “Comment un socialisme, qui se disait scientifique, a-t-il pu se heurter ainsi aux faits? La réponse est simple : il n’était pas scientifique.[7] En effet, il s’agissait une métaphysique. Puis très vite, Camus le philosophe – et surtout l’esthète, emporte sa réflexion vers d’autres horizons.

George Orwell par comparaison, agit comme un mécanicien. Il démonte le moteur du toralitarisme, et quand toutes les pièces sont sur le sol, tout semble limpide. C’est avec ses mains qu’Orwell développe sa critique radicale de l’appareil d’Etat en tant que tel, en tant qu’outil sans doute utile, mais dont la potentialité totalitaire reste un danger permanent. La Peste s’impose par sa force lyrique, là où 1984 se fait réquisitoire implacable. L’homme de gauche qui se méfie de l’Etat comme de la peste, selon moi, ce sera toujours George Orwell.


Marc de Haan, le 13 mars 2013.

Maison de George Orwell à Portobello Road (Londres)



[1] Georges ORWELL, lettre à Celia Kirwan, 20 janvier 1948, in Essais, articles, lettres, volume IV, p 482, Editions  Ivrea, 2001.
[2] John NEWSINGER, La politique selon Orwell, p. 213, Agone, 2006.
[3] George ORWELL, A ma guise, paru dans Tribune le 22 novembre 1946 ; op cit, p.292.
[4] Ibidem, Politique contre littérature, à propos des Voyages de Gulliver, Polemic, septembre-octobre 1946, p.259.
[5] Ibidem, La politique et la langue anglaise, Horizon, avril 1946, p.167.
[6] Ce qui lui fut sans doute plus facile en devenant riche et célèbre, tandis qu’Orwell resta pauvre et relativement méconnu de son vivant.
[7] Albert CAMUS, L’homme révolté, Essais, page 624, Bibliothèque de La Pléiade.

Mourir bêtement



(motocyclisme et existentialisme)

En descendant de la voiture, ma fille a éclaté en sanglots. Choquée par la vue de cet accident, mais plus encore par une phrase que j'avais prononcée en voyant l'ambulance de réanimation partir sirène hurlante :
- "Survivre à un pareil accident, il lui faudra de la chance..."
De ces petites phrases définitives et imprudentes qu'un adulte laisse échapper, quand il oublie que sur la banquette arrière les enfants les entendent, et doivent les digérer seuls derrière le mur formé par les dossiers.
-  "Ce n'est pas ce que j'ai vu qui me  fait pleurer" me dit ma fille, "mais c'est de penser qu'un homme est en train de mourir".
Car les enfants peuvent encore s'émouvoir de la mort d'inconnus. Une disposition qui sans doute rendrait le monde meilleur, si elle ne s'émoussait avec les années. Mais ce dimanche, moi aussi j'étais aussi touché par cet accident qui me renvoyait de façon troublante à mon passé, mon passé de motard.
Ainsi quand sur l'autoroute ce groupe de motos nous a dépassés, j'ai aussitôt pensé que cela pouvait tourner mal. Elles roulaient vite, certes, mais surtout on voyait que les pilotes faisaient la course, entre eux et avec les voitures, slalomant, freinant, puis accélérant furieusement.

Je me suis souvenu des virées entre copains, et de cette émulation qui insensiblement nous faisait rouler de plus en plus vite et de plus en plus fort. Puis de ces années de "pilote d'essai" pour un magazine spécialisé, durant lesquelles on cherchait les limites comme si c'était un devoir journalistique, et où rouler à plus de 200 semblait juste normal. Je n'ai pas renoncé quand sur une route d’Ardèche, j'ai vu un collègue passer sous un camion. Ni non plus quand je me suis retrouvé étendu dans un champ, parce que le virage était glissant, mais surtout parce que je m’accrochais à la roue d’une meilleure moto avec un meilleur pilote, qui lui n’est pas tombé.

Ma carrière de motard, je l’ai commencée à 15 ans, pas même l’âge du permis cyclomoteur. Jacky, un copain de ma grande sœur qui possédait une 350, me l’avait prêtée pour faire un tour. Il s’est terminé aux soins intensifs. Je revois mes parents penchés au-dessus du lit, avec ce masque blanc qui de leur visage laissait seulement voir les yeux mouillés de larmes. Je ne me pardonnerai jamais la peur que je leur ai infligée. Comme Jacky ne s’est jamais pardonné d’avoir passé sa moto au gamin que j’étais. Aujourd’hui, Jacky est à son tour sur un lit d’hôpital, depuis des mois, le corps en mille morceaux. Il a été fauché par une voiture qui fuyait la police. La moto, c’est aussi ça : les folies des jeunes, mais la vulnérabilité même pour les plus expérimentés.

L’accident de mes 15 ans ne m’a pas vraiment traumatisé. Je me souviens surtout de l’admiration de mes copains pour lesquels je devenais un héros, et de toutes les filles qui signaient mon plâtre. J’ai promis à ma mère de ne plus toucher un guidon, promesse tenue jusque la bonne vingtaine. Cette promesse m’a peut-être sauvé la vie, vouant mes premières années de conducteur sur quatre roues et sous une carrosserie protectrice. Motard repenti, motard rescapé, j’ai surtout eu la chance de n’avoir jamais croisé l’automobiliste distrait ou les voyous en fuite.  Je pense aussi avoir toujours gardé au fond de moi une certaine sagesse, à moins que ce soit la frousse, qui retenait la poignée de gaz. C’est cette conscience du danger qui m’a poussé, quelques mois avant la naissance de mon ainée, à revendre ma 750 et ne plus jamais monter sur une moto.

Ne dites pas à mon fils que c'est moi sur cette photo
Une question me reste et m’habite depuis cette époque. Pourquoi l’être humain - et particulièrement les jeunes hommes - est ainsi tenté par ce flirt avec la mort ? Qu’avons-nous à prouver ? Vivre n’est-il pas suffisamment dangereux sans chercher les limites ? Et puisqu’il faut prendre des risques, ne peut-on s’en tenir aux risques utiles et nécessaires ? Faut-il que nous soyons bêtes pour nous exposer à mourir aussi bêtement ?

La condition humaine porte décidément l’autodestruction en elle. Parce qu’elle est trop lourde à supporter, et parce que l’immédiat nous aveugle, sans doute. Aussi parce que la liberté définit notre humanité, et qu’elle emporte la faculté de se nuire, voire d’en finir. Camus a écrit que le suicide est le seul problème philosophique vraiment sérieux. Il y voyait une réponse à l’absurde par la fuite plutôt que la révolte. Mais en deça de ce qui reste un jugement moral, se détruire, ou risquer de se détruire, exprime le refus du destin, de l’idée même de destin, la preuve par l’absurde. Jusqu’au fanatique qui se supprime en affirmant accomplir l’œuvre de Dieu, réifié par son délire, il usurpe le pouvoir de celui qu’il adore. L’homme devient homme en disant au grand absent : c’est moi qui décide.

J’espère que le malheureux accidenté de dimanche survivra, et dans de bonnes conditions. Et j’espère que mon fils, qui n’aime rien tant que jouer avec ses petites voitures, ne suivra pas l’exemple de son père. Mais bon… l’être humain est libre de désobéir à son père.

MdH - 16 juillet 2013