jeudi 13 février 2014

La liberté n'attend pas


(un conseil de la presse en Tunisie)


De retour à l’hôtel, pousser le pied sous la brosse rotative de la cireuse est devenu un réflexe : la moindre excursion sur les trottoirs de Tunis larde les chaussures de traces de boue. C’est qu’en février, le temps est encore frais, la pluie dispute le ciel au soleil, et les flaques sont couleur sable. J’ai marché près de deux heures dans la ville blanche, par les grands boulevards et jusque la kasbah. Tunis vibrionne. Les rues sont en perpétuel mouvement, tant les piétons que les véhicules ne s’arrêtent jamais pour céder le passage, on prend sa place, on se faufile, toujours en mouvement.  Avancer, c’est la vie.

Les gens me sourient, cherchent à capter mon regard pour me parler. On veut savoir d’où je viens, ce que je fais, par hospitalité, curiosité, ou qui sait, par intérêt. L’épicier me fait part de son chemin spirituel, passant par le voyage, l’argent, les femmes, puis finalement pour trouver Dieu. « Vous êtes bouddhiste alors… », lui dis-je pour le taquiner. « Non, musulman ! ». Puis cet étudiant en histoire qui me montre une statue d’Habib Bourguiba cachée sous un palmier dans les jardins du conservatoire de musique : « Ben Ali l’a fait déplacer là. Il disait qu’il serait bien, au frais, pour écouter la musique. Mais en fait, il avait peur que Bourguiba lui fasse de l’ombre ». Histoire vraie ou pas, je n’ai pas eu le temps de recouper l’information… ma si non è vero, è ben trovato.

Mais tous les Tunisiens, de l’homme de la rue au membre de l’assemblée constituante en passant par le journaliste, tous me posent les mêmes questions : « Comment trouvez-vous la Tunisie après la révolution ? Comment voyez-vous notre avenir ? » Comme si j’étais qualifié pour leur répondre… Moi qui ne connais de la situation tunisienne que des éléments glanés dans quelques journaux, moi qui ne suis plus venu ici depuis vingt ans. Me revoici brièvement, pour présenter l’expérience du CDJ belge aux journalistes et patrons de presse tunisiens qui travaillent à la construction d’une  instance d’autorégulation déontologique.

La modestie est la seule attitude qui convienne à celui qui se voit parachuté dans un univers inconnu et complexe. S’agissant de décrire les missions et les rouages de notre CDJ, mon parti est d’exposer un modèle en laissant à l’assistance le soin d’en apprécier l’intérêt dans son propre contexte. Naturellement, la cohérence du modèle est mise à l’épreuve des questions, mais elle y résiste bien, et mes réponses ont largement alimenté le débat entre Tunisiens.

Les échanges sont assez passionnés. Syndicats de journalistes et associations patronales s’y affrontent volontiers. Les arguments fusent en tous sens. Certains posent la question de l’indépendance de journalistes qui gagnent à peine de quoi survivre. Ne veut-on pas mettre le toit avant les fondations ? D’autres voudraient que le Conseil se saisisse de tous les sujets, de la publicité aux relations sociales. Les uns plaident pour une co-régulation avec le législateur, les autres pour une liberté de presse absolue. L’ONG Article 19 apporte son tact et son analyse, tandis que le patron de l’Ethical Journalism Network, Aidan White, déploie son brillant plaidoyer sur l’éthique du journalisme. Jusqu’à ce qu’une toute jeune journaliste pose la question du choc entre l’idéal de ceux qui sortent des études, et la réalité qu’ils découvrent dans les rédactions…

Le chaudron bouillonne, mais on sent que l’autorégulation tient le bon bout, car tous perçoivent que la liberté n’ira pas sans responsabilité envers la société, mais que si la presse tunisienne veut être libre, elle doit assumer cette responsabilité elle-même, sans laisser le pouvoir (im)poser les limites, les contraintes et les sanctions en matière déontologique.

Vient le moment où le conférencier étranger se sent un peu intrus, où lui vient l’envie de laisser l’assistance se créer son projet soustraite au regard de l’autre. Alors je m’éclipse, pour marcher dans la douceur du soir, et éclabousser encore un peu mes chaussures. Je marche, et toutes ces voix de consœurs et confrères tunisiens tournent dans mon esprit. Je passe sur cette place encore encombrée de barbelés. J’admire l’ambition de la presse tunisienne de vouloir créer un conseil de déontologie. Cette presse qui a connu la dictature et l’oppression, qui a traversé les dangers de la révolution, cette presse économiquement si fragile, elle veut à tout prix garantir son indépendance, saisir l’ouverture d’une nouvelle constitution et la perspective d’élections. Cette presse veut la liberté, tout de suite, tout simplement.

Je débarque d’une vieille démocratie, où la liberté de la presse est garantie, et même sous certains aspects de manière exemplaire. Certes la presse belge est en crise, mais on n’oserait pas la comparaison avec la situation en Afrique du nord. Pourtant, dans ces conditions plutôt idéales, nous avons mis dix ans pour élaborer un modèle, fédérer les volontés, trouver les moyens, et finalement créer notre Conseil de déontologie journalistique.

Autant les discussions des fondateurs du CDJ belge étaient techniques et juridiques, autant on sent ici la puissance du débat sur les valeurs. D’un côté, ceux qui peinent à imaginer trancher brutalement le cordon avec le pouvoir, cherchant un compromis soutenable. De l’autre, ceux qui pensent comme Tocqueville qu’en démocratie les bienfaits d’une liberté de presse absolue compensent bien ses inconvénients. Entre ces deux tentations, la proposition d’une presse libre, assez mure et responsable pour s’autolimiter spontanément, sans ingérence extérieure.

Je marche dans les ruelles encombrées par les chalands, où se mêlent les bruits, les voix, les harangues des marchands. Mille parfums de fruits, d’épices et d’arachides grillées troublent mon odorat monoxydedecarbonisé. Je me souviens de mes reportages en Afrique. Les tracasseries administratives, les listes de questions à fournir, les tournages sous la surveillance d’agents de la sûreté censés nous protéger, auxquels on faussait compagnie à la première occasion, méprisant les risques. Cela faisait longtemps que je n’avais plus éprouvé ces sensations. Tous les journalistes européens qui somnolent dans leur liberté apparente gagneraient à se frotter régulièrement aux réalités de tels pays. Histoire de se réveiller, car la liberté ça se gagne, mais ça peut se perdre aussi. Choukrane, les collègues tunisiens…
MdH


Bourguiba dans l'ombre