(un conseil
de la presse en Tunisie)
De retour à
l’hôtel, pousser le pied sous la brosse rotative de la cireuse est devenu un
réflexe : la moindre excursion sur les trottoirs de Tunis larde les
chaussures de traces de boue. C’est qu’en février, le temps est encore frais,
la pluie dispute le ciel au soleil, et les flaques sont couleur sable. J’ai
marché près de deux heures dans la ville blanche, par les grands boulevards et
jusque la kasbah. Tunis vibrionne. Les rues sont en perpétuel mouvement, tant
les piétons que les véhicules ne s’arrêtent jamais pour céder le passage, on
prend sa place, on se faufile, toujours en mouvement. Avancer, c’est la vie.
Les gens me
sourient, cherchent à capter mon regard pour me parler. On veut savoir d’où je
viens, ce que je fais, par hospitalité, curiosité, ou qui sait, par intérêt.
L’épicier me fait part de son chemin spirituel, passant par le voyage,
l’argent, les femmes, puis finalement pour trouver Dieu. « Vous êtes bouddhiste alors… », lui
dis-je pour le taquiner. « Non,
musulman ! ». Puis cet étudiant en histoire qui me montre une
statue d’Habib Bourguiba cachée sous un palmier dans les jardins du
conservatoire de musique : « Ben
Ali l’a fait déplacer là. Il disait qu’il serait bien, au frais, pour écouter
la musique. Mais en fait, il avait peur que Bourguiba lui fasse de l’ombre ».
Histoire vraie ou pas, je n’ai pas eu le temps de recouper l’information… ma si non è vero, è ben trovato.
Mais tous
les Tunisiens, de l’homme de la rue au membre de l’assemblée constituante en
passant par le journaliste, tous me posent les mêmes questions : « Comment trouvez-vous la Tunisie après la
révolution ? Comment voyez-vous notre avenir ? » Comme si
j’étais qualifié pour leur répondre… Moi qui ne connais de la situation
tunisienne que des éléments glanés dans quelques journaux, moi qui ne suis plus
venu ici depuis vingt ans. Me revoici brièvement, pour présenter l’expérience
du CDJ belge aux journalistes et patrons de presse tunisiens qui travaillent à
la construction d’une instance
d’autorégulation déontologique.
La modestie
est la seule attitude qui convienne à celui qui se voit parachuté dans un univers
inconnu et complexe. S’agissant de décrire les missions et les rouages de notre
CDJ, mon parti est d’exposer un modèle en laissant à l’assistance le soin d’en apprécier
l’intérêt dans son propre contexte. Naturellement, la cohérence du modèle est
mise à l’épreuve des questions, mais elle y résiste bien, et mes réponses ont
largement alimenté le débat entre Tunisiens.
Les échanges
sont assez passionnés. Syndicats de journalistes et associations patronales s’y
affrontent volontiers. Les arguments fusent en tous sens. Certains posent la
question de l’indépendance de journalistes qui gagnent à peine de quoi
survivre. Ne veut-on pas mettre le toit avant les fondations ? D’autres
voudraient que le Conseil se saisisse de tous les sujets, de la publicité aux
relations sociales. Les uns plaident pour une co-régulation avec le
législateur, les autres pour une liberté de presse absolue. L’ONG Article 19
apporte son tact et son analyse, tandis que le patron de l’Ethical Journalism
Network, Aidan White, déploie son brillant plaidoyer sur l’éthique du
journalisme. Jusqu’à ce qu’une toute jeune journaliste pose la question du choc
entre l’idéal de ceux qui sortent des études, et la réalité qu’ils découvrent
dans les rédactions…
Le chaudron
bouillonne, mais on sent que l’autorégulation tient le bon bout, car tous perçoivent
que la liberté n’ira pas sans responsabilité envers la société, mais que si la
presse tunisienne veut être libre, elle doit assumer cette responsabilité
elle-même, sans laisser le pouvoir (im)poser les limites, les contraintes et
les sanctions en matière déontologique.
Vient le
moment où le conférencier étranger se sent un peu intrus, où lui vient l’envie
de laisser l’assistance se créer son projet soustraite au regard de l’autre.
Alors je m’éclipse, pour marcher dans la douceur du soir, et éclabousser encore
un peu mes chaussures. Je marche, et toutes ces voix de consœurs et confrères
tunisiens tournent dans mon esprit. Je passe sur cette place encore encombrée
de barbelés. J’admire l’ambition de la presse tunisienne de vouloir créer un
conseil de déontologie. Cette presse qui a connu la dictature et l’oppression, qui
a traversé les dangers de la révolution, cette presse économiquement si
fragile, elle veut à tout prix garantir son indépendance, saisir l’ouverture
d’une nouvelle constitution et la perspective d’élections. Cette presse veut la
liberté, tout de suite, tout simplement.
Je débarque
d’une vieille démocratie, où la liberté de la presse est garantie, et même sous
certains aspects de manière exemplaire. Certes la presse belge est en crise,
mais on n’oserait pas la comparaison avec la situation en Afrique du nord.
Pourtant, dans ces conditions plutôt idéales, nous avons mis dix ans pour
élaborer un modèle, fédérer les volontés, trouver les moyens, et finalement
créer notre Conseil de déontologie journalistique.
Autant les
discussions des fondateurs du CDJ belge étaient techniques et juridiques,
autant on sent ici la puissance du débat sur les valeurs. D’un côté, ceux qui
peinent à imaginer trancher brutalement le cordon avec le pouvoir, cherchant un
compromis soutenable. De l’autre, ceux qui pensent comme Tocqueville qu’en
démocratie les bienfaits d’une liberté de presse absolue compensent bien ses
inconvénients. Entre ces deux tentations, la proposition d’une presse libre, assez
mure et responsable pour s’autolimiter spontanément, sans ingérence extérieure.
Je marche
dans les ruelles encombrées par les chalands, où se mêlent les bruits, les voix,
les harangues des marchands. Mille parfums de fruits, d’épices et d’arachides
grillées troublent mon odorat monoxydedecarbonisé. Je me souviens de mes reportages
en Afrique. Les tracasseries administratives, les listes de questions à
fournir, les tournages sous la surveillance d’agents de la sûreté censés nous
protéger, auxquels on faussait compagnie à la première occasion, méprisant les
risques. Cela faisait longtemps que je n’avais plus éprouvé ces sensations.
Tous les journalistes européens qui somnolent dans leur liberté apparente
gagneraient à se frotter régulièrement aux réalités de tels pays. Histoire de
se réveiller, car la liberté ça se gagne, mais ça peut se perdre aussi. Choukrane,
les collègues tunisiens…
MdH