“Est-il possible d’être de gauche
et se méfier de l’Etat comme de la peste?” demanda Miguel Ange mardi soir. Ma
réponse fut : “Oui, Orwell”. Sur ce
mon interlocuteur lui opposa Camus, “plus
intéressant”…
Albert Camus plus intéressant que George Orwell, well well… Du point de vue de son
rapport à l’Etat s’entend. Or sous cet angle précisément, je dirais plutôt le
contraire… Sans doute ais-je la plus grande peine à placer ces deux auteurs sur
un podium, eux que j’ ai lus très assidument, et également admirés.
Un rendez-vous manqué
Bien que
contemporains, je ne suis pas persuadé qu’ils se soient fréquentés. Dans une
lettre de 1948, Orwell évoque un rendez-vous manqué avec Camus aux Deux Magots
à Paris de la libération. Ils devaient déjeuner ensemble, mais le Français
était malade, et il n’est pas venu. On ne peut qu’imaginer le déjeuner non
avenu entre ces deux écrivains, parmi les plus grands de leur siècle. Tous deux
journalistes. Camus encore Rédacteur en chef de Combat, auréolé de la gloire de
la résistance, savourant en jouisseur la liberté retrouvée. Orwell plus austère,
regrettant le Paris des années vingt, le trouvant désormais “d’une tristesse indicible”[1].
Orwell dont l’armée britannique n’avait pas voulu, mais qui avait participé les
armes à la main à la guerre d’Espagne, où il fut grièvement blessé. Tous deux
résolument engagés dans le combat contre le fascisme.
Leurs styles
sont très différents. Camus a une profondeur philosophique absente chez Orwell,
qui pour sa part est un essayiste politique bien plus pertinent que Camus ne le
fut jamais. Ils furent également empétrés dans le colonialisme de leur pays,
l’un d’être né à Mondovi en Algérie, l’autre d’avoir été policier en Birmanie.
Ils furent résolument de gauche, mais viscéralement attachés à la liberté, ce
qui les amena à affronter l’intelligensia des années cinquante par leur
condamnation de la dictature stalinienne.
Camus et
Orwell ont dès lors subi l’excommunication, et ce qui leur fut peut-être plus
douloureux encore, l’adoubement par leurs adversaires politiques. George Orwell
en particulier s’est vu qualifier d’anarchiste
tory, formule qu’il utilisait lui même à propos de Johnatan Swift. Mais
surtout il fut récupéré par la droite conservatrice qui n’a vu dans “Animal
Farm” et “1984” qu’une critique du communisme, alors que de l’un à l’autre
s’est élaboré le démontage du totalitarisme étatique, quel qu’il soit. Orwell
s’est évertué à expliquer qu’il partait d’un point de vue socialiste, et qu’il
ciblait tant le fascisme que le communisme. Malheureusement comme le note John
Newsinger, “ses efforts pour récuser
l’interprétation antisocialiste du livre furent interrompus par la maladie et
la mort”[2].
Socialiste et libéral
Récemment
nous est parvenue la traduction française du livre de James Conant, “Orwell ou
le pouvoir de la vérité”, qui apporte un éclairage peu commun sur sa
dénonciation du totalitarisme. L’auteur indique en effet qu’il est permis de
voir en Orwell un libéral, certes pas au sens d’un lien quelconque avec le
libéralisme économique ou le capitalisme qu’il avait en horreur, mais dans la
mesure où sa pensée est traversée par une exigence de vérité indispensable à
l’exercice de la liberté. M’étant pour ma part longuement penché sur son
travail de journaliste, je souscrirais volontiers à cette approche qui traverse
toute son activité journalistique, non sans douleur quand il la mit au service
de la BBC pendant la guerre. Pour Orwell il n’y a guère de doute, le
journalisme constitue une recherche de vérité, ce qui suppose “la volonté de présenter l’actualité avec
objectivité, d’aborder des questions sérieuses même si elles sont ennuyeuses,
et de préconiser une politique qui soit à la fois cohérente et intelligibles”[3].
Pour y parvenir, l’Angleterre doit impérativement garantir la plus parfaite
liberté à la presse, laisser un espace aux journaux d’opinion minoritaires face
aux grands groupes de presse.
George
Orwell voue une véritable passion à la liberté, ce qui fait de cet intellectuel
très à gauche, se revendiquant d’abord du socialisme révolutionnaire, un
curieux héritier de la tradition libérale des lumières. Son projet de société
est l’égalité et la fraternité, son impératif catégorique – et j’emploie la
formule kantienne à dessein, est la liberté. Orwell rejette le marxisme et la
notion de dicature du prolétariat, pour lui préférer un modèle de démocratie représentative,
imparfait voire insupportable par nature, mais mieux à même de protéger le
prolétariat de la dérive autoritaire étatique.
Car on y
vient : Orwell a parfaitement vu que le fascisme et le communisme n’accomplissent
leur projet monstreux que par la captation totale de l’appareil d’Etat. L’Etat,
géant dont les deux bras sont la bureaucratie et la police. Certes ils peuvent
servir à protéger le peuple, mais Orwell leur témoigne une méfiance viscérale,
car très vite ils le capturent, l’enserrent, l’étouffent. La fascination
d’Orwell pour Swift n’a guère de rapport avec le conservatisme de l’auteur de
Gulliver, mais tout à voir avec sa dénonciation de l’état policier, “hanté par les mouchards, avec ses
perpétuelles chasses aux hérétiques et ses procès pour trahison, organisés à
seule fin de neutraliser le mécontentement populaire en le transformant en
hystérie guerrière”[4].
Le philosophe et le mécanicien
La critique
de la dérive étatique est constante dans toute l’oeuvre journalistique et
essayiste d’Orwell, elle trouvera son expression la plus accomplie – parce que
littéraire - dans “1984”. L’Etat s’y manifeste dans toute sa puissance
totalitaire : le contrôle par la bureaucratie, la contrainte par la police, la
concitoyenneté par la guerre. La société dans laquelle évolue Winston Smith a
détruit toute forme de liberté individuelle, jusqu’à celle de s’aimer, pour lui
substituer un modèle purement fonctionnaire. Un fonctionnement en soi et pour
soi, qui ne sert qu’à se perpétuer, et préserver l’oligarchie prédactrice qui
derrière lui s’abrite.
La
destruction de l’intimité, le recours à la violence et la torture ne
constituent pas la plus grande originalité de l’univers décrit par “1984”. La
vision la plus forte que le roman propose est celle du Ministère de la Vérité,
dont le travail consiste à la fois à réécrire le passé, mais aussi à produire
tout ce qui peut constituer le savoir et l’information contemporaine. L’Etat
supprime de la sorte historiens et journalistes, ces chercheurs de vérité, pour
leur substituer des fonctionnaires qui écrivent ce qu’on leur dit d’écrire.
Enfin vient cette fulgurance, l’idée d’inventer une langue nouvelle, le
novlangue, qui viendrait transformer la pensée. L’Etat assure alors sa victoire
totale sur la liberté, banissant la liberté de conscience au coeur même du
cerveau, ce que ni le totalitarisme soviétique ni le totalitarisme fasciste
n’étaient vraiment parvenus à accomplir. Orwell pousse ainsi à son paroxysme
l’avilissement qu’il reprochait à la langue de son temps, dont les expressions
toutes faites “penseront à votre place,
et au besoin vous rendront un grand service en dissimulant partiellement, y
compris à vous-même, ce que vous voulez dire”[5].
Albert
Camus fut un formidable professeur de liberté, et réellement un homme libre lui-même[6].
Dans “L’homme révolté”, il dresse le procès du fascisme et du communisme en
pointant parfaitement le totalitarisme d’Etat, mais c’est en philosophe qu’il
en débusque la dimension métaphysique. Exercice facile avec la mystique nazie,
il ne la loupe pas non plus quand il montre que la prophétie de Marx d’une
société sans classe se casse les rêves sur le réel. “Comment un socialisme, qui se disait scientifique, a-t-il pu se heurter
ainsi aux faits? La réponse est simple : il n’était pas scientifique.”[7]
En effet, il s’agissait une métaphysique. Puis très vite, Camus le philosophe –
et surtout l’esthète, emporte sa réflexion vers d’autres horizons.
George
Orwell par comparaison, agit comme un mécanicien. Il démonte le moteur du
toralitarisme, et quand toutes les pièces sont sur le sol, tout semble limpide.
C’est avec ses mains qu’Orwell développe sa critique radicale de l’appareil
d’Etat en tant que tel, en tant qu’outil sans doute utile, mais dont la
potentialité totalitaire reste un danger permanent. La Peste s’impose par sa
force lyrique, là où 1984 se fait réquisitoire implacable. L’homme de gauche qui se méfie de l’Etat comme de la peste, selon
moi, ce sera toujours George Orwell.
Marc de
Haan, le 13 mars 2013.
Maison de George Orwell à Portobello Road (Londres) |
[1] Georges ORWELL, lettre à
Celia Kirwan, 20 janvier 1948, in
Essais, articles, lettres, volume IV, p 482, Editions Ivrea, 2001.
[2] John NEWSINGER, La politique
selon Orwell, p. 213, Agone, 2006.
[3] George ORWELL, A ma guise,
paru dans Tribune le 22 novembre 1946 ; op cit, p.292.
[4] Ibidem, Politique contre
littérature, à propos des Voyages de Gulliver, Polemic, septembre-octobre 1946,
p.259.
[5] Ibidem, La politique et la
langue anglaise, Horizon, avril 1946, p.167.
[6] Ce qui lui fut sans doute
plus facile en devenant riche et célèbre, tandis qu’Orwell resta pauvre et
relativement méconnu de son vivant.
[7] Albert CAMUS, L’homme
révolté, Essais, page 624, Bibliothèque de La Pléiade.