Le philosophe François De Smet a récemment publié
sur son blog un passionnant article intitulé « Non, le racisme n’est pas un délit ». Il y souligne que le
délit ne réside pas dans la haine mais dans l’appel à la haine, et développe
l’idée que la législation qui réprime l’expression du racisme, allant parfois jusqu’à
la censure, est impuissante à contrer le racisme lui-même, qui devrait plutôt
être combattu sur le terrain du débat et de l’éducation.
Brillante démonstration, à laquelle je puis
adhérer sur l’essentiel, mais qui néanmoins me porte à réagir (il faut dire
qu’il m’y a gentiment poussé). Philosophiquement, elle emprunte un chemin trop
caillouteux à mon goût, et sur la question des médias, je crains qu’elle pêche
par une méconnaissance de ce que nous appelons en Belgique francophone le
« cordon sanitaire ».
Locke out
Pour démontrer que le racisme n’est pas un
délit, et surtout qu’il ne pourrait techniquement pas l’être, François De Smet commence
par mettre en évidence le fait que la liberté de conscience est absolue. Ni le
législateur, ni le juge, ni la police, ne peuvent réprimer notre pensée
profonde. On pourra agir sur son expression ou ses effets, mais il sera impossible
de forcer l’humain à penser autrement qu’il pense. Tout au plus peut-on
influencer ses convictions, quand il y consent. Le conditionnement, la menace,
la privation de liberté, la torture, et même la promesse de la mort, aucune
force ni aucun tyran n’a jamais réussi à souffler la flamme de cette liberté
plus que fondamentale, consubstantielle de humanité. C’est la conviction de John
Locke exprimée dans sa Lettre sur la
tolérance sur laquelle François De Smet appuie son propos.
Si je tiens également la liberté de
conscience pour absolue, je n’affirmerais pas pour ma part que cela se prouve
par son intangibilité. En effet, je
serais plus circonspect quant à sa résistance aux expériences les plus extrêmes,
telles que la torture. De la souffrance à la folie il n’y a qu’un pas, et être rendu
fou n’est plus être librement soi. Comment avoir la certitude que Big Brother ne parvient pas à
ses fins ? Confronté à sa pire terreur, Winston Smith ne finit-il pas par remporter
la « victoire sur lui-même » et « aimer Big Brother »[1]…
Anticipons alors 2084, pour nous demander si au gré des exploits de la
biotechnologie, de la descente par les nanotechnologies au plus intime de
nous-même, cette intrusion au cœur de l’être humain ne viendra-t-elle pas
percer un jour le rempart de notre forteresse intérieure ?
Certes, le pouvoir pourrait-il réduire la
conscience en servitude, il ne parviendra jamais à anéantir les faits qui
subsistent derrière le paravent du mensonge et l’aliénation. Dans les serres de
la police de la pensée, Winston Smith peut écrire que 2 et 2 font 5, rien ne
fera cesser leur somme de faire 4. Comme Hannah Arendt l’a écrit, « la persuasion et la violence peuvent
détruire la vérité, mais elles ne peuvent la remplacer. Cela vaut pour la
vérité rationnelle et religieuse, tout comme cela vaut, d’une manière plus
évidente, pour la vérité de fait »[2].
Je serais plus enclin à donner ce brevet d’intangibilité à la vérité de fait,
pour ce qu’elle existe aussi hors de l’homme, et qu’elle existe encore
lorsqu’elle a été anéantie ou réécrite par le Ministère de la Vérité. Il n’en
restera pas moins qu’en droit, la
liberté de conscience doit être et rester absolue, qualité unique et inouïe qui
la distingue de la liberté d’expression, on y reviendra.
François De Smet poursuit avec Locke, exposant
la théorie qui veut que nos opinions ne soient presque jamais originales, qu’elles
soient contingentes, totalement influencées par celles des autres, la culture
et la marche du monde. Tout au plus procédons-nous à des recompositions, comme
ces musiciens qui composent des morceaux nouveaux mais toujours avec les mêmes
notes. Soulignant que la modernité nous voudrait paradoxalement producteurs d’inédit,
François De Smet montre alors que la société veut logiquement agir sur cette
« contamination » de certaines idées en interdisant leur propagation,
par exemple en faisant un délit de l’appel à la haine raciale.
Ici plus encore, si je parviendrai à la
même conclusion, je ne pourrais suivre le chemin proposé par François De Smet.
Recourir à cette vision de Locke permet sans doute de décrire la plus grande
part du cheminement de la pensée humaine, mais aussi la part la moins
intéressante, et pour tout dire, la moins humaine. A vrai dire, se mobiliser
pour défendre une liberté de conscience qui ne serait que brassage des
sempiternelles mêmes idées ne me semble pas valoir tant d’efforts. Quel sens
aurait de sacraliser cette liberté qui pourrait se contenter de remuer de vieux
dogmes ? Considérer que la
pensée n’évoluerait que par recomposition m’apparaît comme de la mauvaise foi
au sens sartrien, c’est-à-dire le refus lâche ou paresseux des véritables
potentialités de la liberté humaine. Pour le coup, je mets Locke out, préférant
fonder mon approche dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau, qui a caractérisé
l’être humain par la liberté, et la perfectibilité.
Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, Rousseau donne à l’humanité une toute autre ambition que se
conformer bravement au destin que lui a tracé son créateur ou la nature :
le philosophe de Genève voit dans l’histoire la preuve que l’homme se construit
lui-même. A la différence de l’animal, il est capable de se transformer, de se
recréer, et d’aller contre sa nature pour former une société dont le progrès
est le moyen et la fin. L’être humain est le vivant qui refuse sa détermination
naturelle, fut-ce en contrariant son instinct de conservation – il est capable
de se détruire lui-même - mais aussi en rejetant sa nature égoïste pour privilégier
la solidarité. Ce vivant-là ne se satisfait pas de jouer toujours les mêmes
notes, il veut inventer la musique que personne n’a jamais entendue. Ce
postulat existentiel traverse la philosophie des lumières, qui elle-même fonde
la philosophie des droits de l’homme.
J’en viens ici au cœur de mon propos :
la liberté de conscience puise son absoluité dans la philosophie des lumières,
tandis que la liberté d’expression y forge sa relativité.
A mon tour j’évoquerai Emmanuel Kant, dont
la morale ne se fonde plus sur la contrainte mais sur la liberté, la bonne volonté pour reprendre sa formule,
celle de faire le bien non par intérêt ou par crainte, mais pour établir le
respect mutuel et la concorde entre les humains. Cette concorde se base sur ce
principe tout simple, que nombre de parents apprennent à leurs enfants dès le
plus jeune âge, qui veut que ma liberté s’arrête où la tienne commence, que j’accepte
de limiter la mienne parce que tu acceptes de limiter la tienne, et que de la
sorte chacune peut occuper le plus grand espace possible.
A cet égard, considérer que les limites
que l’on apporte à la liberté d’expression ne répondraient qu’à une volonté
d’éviter la contamination des idées mauvaises, volonté qui même en démocratie
serait d’essence despotique, me paraît une explication insuffisante, pour ne
pas dire, un peu infamante. Non, la philosophie des droits de l’homme supporte
la limitation de la liberté d’expression pour la seule raison que c’est la
manière de garantir qu’elle soit la plus étendue possible dans une société en
paix. Celui qui ne s’intéresse qu’à sa liberté individuelle y verra un
paradoxe, mais tous ceux qui considèrent que la liberté ne progresse qu’avec
l’égalité et la fraternité – Bergson aurait dit par l’amour - comprendront sa
cohérence et sa force irrépressible.
Contre la pensée théologico-aristocratique
d’ancien régime, le surgissement de l’ aufklarüng
a posé les jalons d’une liberté qui concilie radicalité du concept et
pragmatisme du vivre ensemble. Seule la liberté de conscience y sera absolue,
d’abord pour ce qu’elle définit l’homme et ne peut être contestée sans
l’anéantir lui-même, ensuite parce que de ce for intérieur, qui est aussi un fort, ne se lancent jamais d’attaques
contre celui du voisin. Pour sa part, la liberté d’expression sera la plus
large possible, mais elle s’autolimitera pour éviter de blesser les droits ou
la personne d’autrui.
Veuillez laisser ce cordon sanitaire dans l’état où
vous l’avez trouvé
François De Smet conclut son développement
théorique par une réflexion sur les moyens que se donne la limitation de la
liberté d’expression, particulièrement au sortir du débat hystérique qui a
saisi la France ces dernières semaines. Et merci à François (Hollande) de nous
en distraire plus efficacement que Manuel. François (De Smet) commence en écrivant
ceci :
« Les
cordons sanitaires ne sont pas établis pour enfermer des idées par principe, si
nauséabondes soient-elles, mais pour empêcher que leur propagation incontrôlée
engendre leur légitimation dans un groupe, et donc pour prévenir un passage à
l’acte susceptible de mettre en danger un ou plusieurs êtres humains en raison
de leur appartenance à un groupe donné. »
Cette proposition est exacte, sous réserve
toutefois de remplacer l’expression « cordon sanitaire » par
« les lois qui font un délit de l’expression du racisme, de la discrimination
ou du négationnisme ». Il faut en effet s’entendre sur ce que l’on appelle
« cordon sanitaire » en Belgique, qui n’a en réalité pas grand-chose
à voir avec la censure. Le cordon sanitaire connait chez nous deux
avatars, l’un politique, l’autre médiatique.
Politiquement, le cordon sanitaire désigne
l’accord entre les partis démocratiques pour ne pas collaborer (le mot prend
tout son sens), et encore moins former une majorité, avec un parti extrémiste
dont l’objectif est liberticide. Passons sur certains coups de canif donnés au
cordon, on peut considérer que les partis flamands ne se sont pas compromis en
faisant alliance avec le menaçant Vlaams Blok, devenu Vlaams Belang suite à ses
démêlés avec la justice qui lui reprochait précisément son expression
xénophobe. Chacun jugera de l’efficacité de la technique : les plus positifs
penseront que grâce au cordon on échappe au spectre d’un gouvernement dont
certains membres seraient inspirés par l’idéologie nazie, d’autres estimeront
que certains partis aspirent l’électorat, les élus et les idées du Vlaams
Belang, pour les recycler dans des formes plus acceptables.
Sur le terrain médiatique, le cordon
sanitaire est également à l’origine un accord librement consenti entre les
médias audiovisuels pour réguler la manière dont l’extrême droite (et tout
parti liberticide ou xénophobe) peut parvenir à l’antenne. Contrairement à ce
que d’aucuns croient ou veulent faire croire, il ne s’agit pas de lui en interdire
l’accès, mais de le limiter au différé, par opposition au direct, en sorte de
ne pas risquer d’être entrainé en tant qu’éditeur responsable dans des
violations des lois réprimant le racisme, la xénophobie, le négationnisme, etc.
Cette approche ouvre également la possibilité pour les journalistes de faire
sereinement leur travail d’information, en apportant un éclairage
complémentaire à des propos antidémocratiques, qui dans le cadre d’un débat en
direct peuvent sans doute être contredits, mais difficilement recadrés et
éclairés par les faits. Le débat et l’interview en direct sont des exercices
particulièrement périlleux quand on sait que la petite phrase et le slogan
facile y ont bien plus d’impact que le raisonnement qui respecte le réel dans
toute sa complexité.
Ainsi dans son avis du 16 novembre 2011 sur
la couverture des campagnes électorales, le Conseil de Déontologie Journalistique
a précisé que « les rédactions sont
invitées à ne pas donner d’accès direct à l’expression de partis, tendances,
mouvements… identifiés comme liberticides ou antidémocratiques et soumettre
cette expression à un traitement journalistique ».
Le cordon sanitaire médiatique organise
ainsi un traitement particulier pour les partis antidémocratiques, afin de
garantir l’exercice par les rédactions de leur responsabilité envers la
société, mais cela ne constitue donc pas une censure. Pour le surplus, on
soulignera que les médias ont largement perdu le monopole de la communication
des idées, et que leur attitude doit être comprise comme la volonté d’un acteur
du secteur de préserver ses normes professionnelles, sans préjudicier la
liberté d’expression. Internet et les réseaux sociaux offrent à tous les partis
– même les plus sordides - une plateforme hyper puissante, moderne et bien peu
régulée ; ils disposent souvent de leurs propres médias écrits,
électroniques, et même audiovisuels.
Je développerai pour conclure un point de
vue plus personnel sur le cordon sanitaire médiatique, qui renvoie à
l’autolimitation réciproque de la liberté dans le pacte des lumières évoquée plus
haut.
On pose à bon droit la question de la
liberté d’expression du raciste ou de celui qui œuvre à l’avènement d’une
dictature politique ou religieuse. Mais sa liberté s’arrête là où celle du
démocrate commence, et on doit dès lors poser la question du respect de la
liberté d’expression et de conscience du journaliste. Ce n’est pas au juge de
lui dire qui il doit interviewer et comment le faire. Car en effet le
journaliste n’est pas uniquement un porte-micro ou un passe-plat. Sa mission
consiste à informer dans le respect de la vérité afin d’éclairer l’opinion
publique, et il ne peut l’exercer qu’en toute indépendance. Ainsi le code de
déontologie journalistique ( www.codededeontologiejournalistique.be
) lui reconnaît à l’article 9 la pleine liberté de ses choix éditoriaux, ce qui
comprend le choix de ses interlocuteurs. La déontologie journalistique tient
généralement pour dernier rempart de l’indépendance journalistique ce que l’on
nomme la clause de conscience, c’est-à-dire le droit pour le journaliste de
refuser d’agir contre sa conscience. La recommandation sur la couverture des
campagnes électorales du CDJ allant jusqu’à utiliser la formulation « objection
de conscience ».
Or, quelle est l’attitude du journaliste
face à l’extrémisme antidémocratique ? Bien entendu, il se trouvera
toujours des gens de presse pour collaborer avec l’infâme. Mais le journaliste
se définit comme serviteur de la vérité. A ce titre, il n’aura qu’aversion pour
le mensonge du rejet de l’autre pour ce qu’il est. Eclaireur impartial de
l’opinion publique, il aura peu de goût pour lui transmettre sans commentaire
ou contradiction un discours de haine sorti des tréfonds obscurs de l’humanité.
Le journaliste est un défenseur naturel de la démocratie, qu’il sert par la
recherche et la communication des faits d’intérêt général, de sorte à ce
l’action de chaque citoyen soit éclairée et juste. Il fut un temps où l’on
comprenait que le savoir libère.
Le journaliste connaît son adversaire. Il
connait le sort que le totalitarisme lui réserve : être licencié, muselé,
menacé, quand ce n’est pas emprisonné, torturé ou assassiné. Chaque jour, loin
de notre (plus ou moins) tranquille Europe, des journalistes souffrent et
meurent par l’action des ennemis des faits, des ennemis du réel, des ennemis de
ce que l’homme peut atteindre de vérité. Dès lors, ne demandez pas au
journaliste de renoncer à sa propre liberté de ne pas se compromettre avec les
ennemis de la démocratie, au motif que ces braves gens souffriraient de quelque
limitation à leur liberté de déverser leur ordure.
Je ne cache pas ma peine de voir souvent de
brillants intellectuels et journalistes rejeter sans nuances le cordon
sanitaire médiatique. On nous fait comprendre que cette stratégie élaborée
après le succès du Vlaams Blok en 1991 serait dépassée. Notre différend serait
générationnel, opposant les journalistes élevés dans le récit de l’occupation
nazie qu’avaient connue leurs grands-parents, et ceux qui l’ont apprise à
l’école comme on apprend la guerre des Gaules.
Je les inviterais, modestement et
confraternellement, à jeter un regard sur l’état de la liberté de la presse en
Grèce, en Italie ou en Espagne, et mesurer que la défense de nos valeurs professionnelles
reste un combat d’une terrible actualité.
Un cordon pour se pendre
Je ne pourrais conclure cette réflexion
sans dire qu’elle me coûte, au sens où si je le défends depuis vingt ans, je
n’aime pas le cordon sanitaire. Quiconque conteste que la liberté d’expression
soit absolue sait bien que, aux critères de limitation qu’il croit justes,
l’Autre pourra lui opposer ses « justes critères » à lui, et ainsi le
faire taire. Or, qui est certain de détenir la vérité ? Limiter, si peu que ce soit, une
liberté fondamentale vous laisse une sorte de nausée, la nausée de celui qui
tire sur l’agresseur en légitime défense, mais n’en est pas moins dégoûté par
sa propre violence.
C’est ici que je dirai combien je souscris
au propos de François De Smet, quand il nous invite surtout à « combattre
les idées nauséabondes avec d’autres idées », en pariant sur
l’information, l’éducation, la culture, le dialogue. Le vrai cordon sanitaire,
celui dont nous pourrions être fiers, ce sont les instituteurs et les
professeurs qui peuvent le tresser en provoquant la réflexion sur l’origine et
la finalité de la haine de l’autre. Ce sont aussi ceux qui nous gouvernent qui peuvent
mettre la démocratie à l’abri du rempart d’une prospérité partagée, de sorte à
ce que chacun se sente respecté. Enfin, puisque la presse est au cœur de mon
propos, je ne peux m’empêcher de penser que le meilleur cordon sanitaire sera
noué par des médias qui, dans l’ensemble de leur production, respectent leur public,
évitent de flatter l’âme sombre de la foule, se gardent de l’abrutir, et
apportent à chacun la connaissance et la réflexion.