dimanche 2 février 2014

Penser, dire, ne pas dire




Le philosophe François De Smet a récemment publié sur son blog un passionnant article intitulé « Non, le racisme n’est pas un délit ». Il y souligne que le délit ne réside pas dans la haine mais dans l’appel à la haine, et développe l’idée que la législation qui réprime l’expression du racisme, allant parfois jusqu’à la censure, est impuissante à contrer le racisme lui-même, qui devrait plutôt être combattu sur le terrain du débat et de l’éducation.

Brillante démonstration, à laquelle je puis adhérer sur l’essentiel, mais qui néanmoins me porte à réagir (il faut dire qu’il m’y a gentiment poussé). Philosophiquement, elle emprunte un chemin trop caillouteux à mon goût, et sur la question des médias, je crains qu’elle pêche par une méconnaissance de ce que nous appelons en Belgique francophone le « cordon sanitaire ».

Locke out

Pour démontrer que le racisme n’est pas un délit, et surtout qu’il ne pourrait techniquement pas l’être, François De Smet commence par mettre en évidence le fait que la liberté de conscience est absolue. Ni le législateur, ni le juge, ni la police, ne peuvent réprimer notre pensée profonde. On pourra agir sur son expression ou ses effets, mais il sera impossible de forcer l’humain à penser autrement qu’il pense. Tout au plus peut-on influencer ses convictions, quand il y consent. Le conditionnement, la menace, la privation de liberté, la torture, et même la promesse de la mort, aucune force ni aucun tyran n’a jamais réussi à souffler la flamme de cette liberté plus que fondamentale, consubstantielle de humanité. C’est la conviction de John Locke exprimée dans sa Lettre sur la tolérance sur laquelle François De Smet appuie son propos.

Si je tiens également la liberté de conscience pour absolue, je n’affirmerais pas pour ma part que cela se prouve par son intangibilité.  En effet, je serais plus circonspect quant à sa résistance aux expériences les plus extrêmes, telles que la torture. De la souffrance à la folie il n’y a qu’un pas, et être rendu fou n’est plus être librement soi.  Comment avoir la certitude que Big Brother ne parvient pas à ses fins ? Confronté à sa pire terreur, Winston Smith ne finit-il pas par remporter la « victoire sur lui-même » et « aimer Big Brother »[1]… Anticipons alors 2084, pour nous demander si au gré des exploits de la biotechnologie, de la descente par les nanotechnologies au plus intime de nous-même, cette intrusion au cœur de l’être humain ne viendra-t-elle pas percer un jour le rempart de notre forteresse intérieure ?

Certes, le pouvoir pourrait-il réduire la conscience en servitude, il ne parviendra jamais à anéantir les faits qui subsistent derrière le paravent du mensonge et l’aliénation. Dans les serres de la police de la pensée, Winston Smith peut écrire que 2 et 2 font 5, rien ne fera cesser leur somme de faire 4. Comme Hannah Arendt l’a écrit, « la persuasion et la violence peuvent détruire la vérité, mais elles ne peuvent la remplacer. Cela vaut pour la vérité rationnelle et religieuse, tout comme cela vaut, d’une manière plus évidente, pour la vérité de fait »[2]. Je serais plus enclin à donner ce brevet d’intangibilité à la vérité de fait, pour ce qu’elle existe aussi hors de l’homme, et qu’elle existe encore lorsqu’elle a été anéantie ou réécrite par le Ministère de la Vérité. Il n’en restera pas moins qu’en droit, la liberté de conscience doit être et rester absolue, qualité unique et inouïe qui la distingue de la liberté d’expression, on y reviendra.

François De Smet poursuit avec Locke, exposant la théorie qui veut que nos opinions ne soient presque jamais originales, qu’elles soient contingentes, totalement influencées par celles des autres, la culture et la marche du monde. Tout au plus procédons-nous à des recompositions, comme ces musiciens qui composent des morceaux nouveaux mais toujours avec les mêmes notes. Soulignant que la modernité nous voudrait paradoxalement producteurs d’inédit, François De Smet montre alors que la société veut logiquement agir sur cette « contamination » de certaines idées en interdisant leur propagation, par exemple en faisant un délit de l’appel à la haine raciale.

Ici plus encore, si je parviendrai à la même conclusion, je ne pourrais suivre le chemin proposé par François De Smet. Recourir à cette vision de Locke permet sans doute de décrire la plus grande part du cheminement de la pensée humaine, mais aussi la part la moins intéressante, et pour tout dire, la moins humaine. A vrai dire, se mobiliser pour défendre une liberté de conscience qui ne serait que brassage des sempiternelles mêmes idées ne me semble pas valoir tant d’efforts. Quel sens aurait de sacraliser cette liberté qui pourrait se contenter de remuer de vieux dogmes ?  Considérer que la pensée n’évoluerait que par recomposition m’apparaît comme de la mauvaise foi au sens sartrien, c’est-à-dire le refus lâche ou paresseux des véritables potentialités de la liberté humaine. Pour le coup, je mets Locke out, préférant fonder mon approche dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau, qui a caractérisé l’être humain par la liberté, et la perfectibilité.

Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau donne à l’humanité une toute autre ambition que se conformer bravement au destin que lui a tracé son créateur ou la nature : le philosophe de Genève voit dans l’histoire la preuve que l’homme se construit lui-même. A la différence de l’animal, il est capable de se transformer, de se recréer, et d’aller contre sa nature pour former une société dont le progrès est le moyen et la fin. L’être humain est le vivant qui refuse sa détermination naturelle, fut-ce en contrariant son instinct de conservation – il est capable de se détruire lui-même - mais aussi en rejetant sa nature égoïste pour privilégier la solidarité. Ce vivant-là ne se satisfait pas de jouer toujours les mêmes notes, il veut inventer la musique que personne n’a jamais entendue. Ce postulat existentiel traverse la philosophie des lumières, qui elle-même fonde la philosophie des droits de l’homme.

J’en viens ici au cœur de mon propos : la liberté de conscience puise son absoluité dans la philosophie des lumières, tandis que la liberté d’expression y forge sa relativité.

A mon tour j’évoquerai Emmanuel Kant, dont la morale ne se fonde plus sur la contrainte mais sur la liberté, la bonne volonté pour reprendre sa formule, celle de faire le bien non par intérêt ou par crainte, mais pour établir le respect mutuel et la concorde entre les humains. Cette concorde se base sur ce principe tout simple, que nombre de parents apprennent à leurs enfants dès le plus jeune âge, qui veut que ma liberté s’arrête où la tienne commence, que j’accepte de limiter la mienne parce que tu acceptes de limiter la tienne, et que de la sorte chacune peut occuper le plus grand espace possible. 

A cet égard, considérer que les limites que l’on apporte à la liberté d’expression ne répondraient qu’à une volonté d’éviter la contamination des idées mauvaises, volonté qui même en démocratie serait d’essence despotique, me paraît une explication insuffisante, pour ne pas dire, un peu infamante. Non, la philosophie des droits de l’homme supporte la limitation de la liberté d’expression pour la seule raison que c’est la manière de garantir qu’elle soit la plus étendue possible dans une société en paix. Celui qui ne s’intéresse qu’à sa liberté individuelle y verra un paradoxe, mais tous ceux qui considèrent que la liberté ne progresse qu’avec l’égalité et la fraternité – Bergson aurait dit par l’amour - comprendront sa cohérence et sa force irrépressible.

Contre la pensée théologico-aristocratique d’ancien régime, le surgissement de l’ aufklarüng a posé les jalons d’une liberté qui concilie radicalité du concept et pragmatisme du vivre ensemble. Seule la liberté de conscience y sera absolue, d’abord pour ce qu’elle définit l’homme et ne peut être contestée sans l’anéantir lui-même, ensuite parce que de ce for intérieur, qui est aussi un fort, ne se lancent jamais d’attaques contre celui du voisin. Pour sa part, la liberté d’expression sera la plus large possible, mais elle s’autolimitera pour éviter de blesser les droits ou la personne d’autrui.

Veuillez laisser ce cordon sanitaire dans l’état où vous l’avez trouvé

François De Smet conclut son développement théorique par une réflexion sur les moyens que se donne la limitation de la liberté d’expression, particulièrement au sortir du débat hystérique qui a saisi la France ces dernières semaines. Et merci à François (Hollande) de nous en distraire plus efficacement que Manuel. François (De Smet) commence en écrivant ceci :

« Les cordons sanitaires ne sont pas établis pour enfermer des idées par principe, si nauséabondes soient-elles, mais pour empêcher que leur propagation incontrôlée engendre leur légitimation dans un groupe, et donc pour prévenir un passage à l’acte susceptible de mettre en danger un ou plusieurs êtres humains en raison de leur appartenance à un groupe donné. »

Cette proposition est exacte, sous réserve toutefois de remplacer l’expression « cordon sanitaire » par « les lois qui font un délit de l’expression du racisme, de la discrimination ou du négationnisme ». Il faut en effet s’entendre sur ce que l’on appelle « cordon sanitaire » en Belgique, qui n’a en réalité pas grand-chose à voir avec la censure. Le cordon sanitaire connait chez nous deux avatars, l’un politique, l’autre médiatique.

Politiquement, le cordon sanitaire désigne l’accord entre les partis démocratiques pour ne pas collaborer (le mot prend tout son sens), et encore moins former une majorité, avec un parti extrémiste dont l’objectif est liberticide. Passons sur certains coups de canif donnés au cordon, on peut considérer que les partis flamands ne se sont pas compromis en faisant alliance avec le menaçant Vlaams Blok, devenu Vlaams Belang suite à ses démêlés avec la justice qui lui reprochait précisément son expression xénophobe. Chacun jugera de l’efficacité de la technique : les plus positifs penseront que grâce au cordon on échappe au spectre d’un gouvernement dont certains membres seraient inspirés par l’idéologie nazie, d’autres estimeront que certains partis aspirent l’électorat, les élus et les idées du Vlaams Belang, pour les recycler dans des formes plus acceptables.

Sur le terrain médiatique, le cordon sanitaire est également à l’origine un accord librement consenti entre les médias audiovisuels pour réguler la manière dont l’extrême droite (et tout parti liberticide ou xénophobe) peut parvenir à l’antenne. Contrairement à ce que d’aucuns croient ou veulent faire croire, il ne s’agit pas de lui en interdire l’accès, mais de le limiter au différé, par opposition au direct, en sorte de ne pas risquer d’être entrainé en tant qu’éditeur responsable dans des violations des lois réprimant le racisme, la xénophobie, le négationnisme, etc. Cette approche ouvre également la possibilité pour les journalistes de faire sereinement leur travail d’information, en apportant un éclairage complémentaire à des propos antidémocratiques, qui dans le cadre d’un débat en direct peuvent sans doute être contredits, mais difficilement recadrés et éclairés par les faits. Le débat et l’interview en direct sont des exercices particulièrement périlleux quand on sait que la petite phrase et le slogan facile y ont bien plus d’impact que le raisonnement qui respecte le réel dans toute sa complexité.

Ainsi dans son avis du 16 novembre 2011 sur la couverture des campagnes électorales, le Conseil de Déontologie Journalistique a précisé que « les rédactions sont invitées à ne pas donner d’accès direct à l’expression de partis, tendances, mouvements… identifiés comme liberticides ou antidémocratiques et soumettre cette expression à un traitement journalistique ».
Le cordon sanitaire médiatique organise ainsi un traitement particulier pour les partis antidémocratiques, afin de garantir l’exercice par les rédactions de leur responsabilité envers la société, mais cela ne constitue donc pas une censure. Pour le surplus, on soulignera que les médias ont largement perdu le monopole de la communication des idées, et que leur attitude doit être comprise comme la volonté d’un acteur du secteur de préserver ses normes professionnelles, sans préjudicier la liberté d’expression. Internet et les réseaux sociaux offrent à tous les partis – même les plus sordides - une plateforme hyper puissante, moderne et bien peu régulée ; ils disposent souvent de leurs propres médias écrits, électroniques, et même audiovisuels.

Je développerai pour conclure un point de vue plus personnel sur le cordon sanitaire médiatique, qui renvoie à l’autolimitation réciproque de la liberté dans le pacte des lumières évoquée plus haut.

On pose à bon droit la question de la liberté d’expression du raciste ou de celui qui œuvre à l’avènement d’une dictature politique ou religieuse. Mais sa liberté s’arrête là où celle du démocrate commence, et on doit dès lors poser la question du respect de la liberté d’expression et de conscience du journaliste. Ce n’est pas au juge de lui dire qui il doit interviewer et comment le faire. Car en effet le journaliste n’est pas uniquement un porte-micro ou un passe-plat. Sa mission consiste à informer dans le respect de la vérité afin d’éclairer l’opinion publique, et il ne peut l’exercer qu’en toute indépendance. Ainsi le code de déontologie journalistique ( www.codededeontologiejournalistique.be ) lui reconnaît à l’article 9 la pleine liberté de ses choix éditoriaux, ce qui comprend le choix de ses interlocuteurs. La déontologie journalistique tient généralement pour dernier rempart de l’indépendance journalistique ce que l’on nomme la clause de conscience, c’est-à-dire le droit pour le journaliste de refuser d’agir contre sa conscience. La recommandation sur la couverture des campagnes électorales du CDJ allant jusqu’à utiliser la formulation « objection de conscience ».

Or, quelle est l’attitude du journaliste face à l’extrémisme antidémocratique ? Bien entendu, il se trouvera toujours des gens de presse pour collaborer avec l’infâme. Mais le journaliste se définit comme serviteur de la vérité. A ce titre, il n’aura qu’aversion pour le mensonge du rejet de l’autre pour ce qu’il est. Eclaireur impartial de l’opinion publique, il aura peu de goût pour lui transmettre sans commentaire ou contradiction un discours de haine sorti des tréfonds obscurs de l’humanité. Le journaliste est un défenseur naturel de la démocratie, qu’il sert par la recherche et la communication des faits d’intérêt général, de sorte à ce l’action de chaque citoyen soit éclairée et juste. Il fut un temps où l’on comprenait que le savoir libère.

Le journaliste connaît son adversaire. Il connait le sort que le totalitarisme lui réserve : être licencié, muselé, menacé, quand ce n’est pas emprisonné, torturé ou assassiné. Chaque jour, loin de notre (plus ou moins) tranquille Europe, des journalistes souffrent et meurent par l’action des ennemis des faits, des ennemis du réel, des ennemis de ce que l’homme peut atteindre de vérité. Dès lors, ne demandez pas au journaliste de renoncer à sa propre liberté de ne pas se compromettre avec les ennemis de la démocratie, au motif que ces braves gens souffriraient de quelque limitation à leur liberté de déverser leur ordure.

Je ne cache pas ma peine de voir souvent de brillants intellectuels et journalistes rejeter sans nuances le cordon sanitaire médiatique. On nous fait comprendre que cette stratégie élaborée après le succès du Vlaams Blok en 1991 serait dépassée. Notre différend serait générationnel, opposant les journalistes élevés dans le récit de l’occupation nazie qu’avaient connue leurs grands-parents, et ceux qui l’ont apprise à l’école comme on apprend la guerre des Gaules.

Je les inviterais, modestement et confraternellement, à jeter un regard sur l’état de la liberté de la presse en Grèce, en Italie ou en Espagne, et mesurer que la défense de nos valeurs professionnelles reste un combat d’une terrible actualité.

Un cordon pour se pendre

Je ne pourrais conclure cette réflexion sans dire qu’elle me coûte, au sens où si je le défends depuis vingt ans, je n’aime pas le cordon sanitaire. Quiconque conteste que la liberté d’expression soit absolue sait bien que, aux critères de limitation qu’il croit justes, l’Autre pourra lui opposer ses « justes critères » à lui, et ainsi le faire taire. Or, qui est certain de détenir la vérité ? Limiter, si peu que ce soit, une liberté fondamentale vous laisse une sorte de nausée, la nausée de celui qui tire sur l’agresseur en légitime défense, mais n’en est pas moins dégoûté par sa propre violence.

C’est ici que je dirai combien je souscris au propos de François De Smet, quand il nous invite surtout à « combattre les idées nauséabondes avec d’autres idées », en pariant sur l’information, l’éducation, la culture, le dialogue. Le vrai cordon sanitaire, celui dont nous pourrions être fiers, ce sont les instituteurs et les professeurs qui peuvent le tresser en provoquant la réflexion sur l’origine et la finalité de la haine de l’autre. Ce sont aussi ceux qui nous gouvernent qui peuvent mettre la démocratie à l’abri du rempart d’une prospérité partagée, de sorte à ce que chacun se sente respecté. Enfin, puisque la presse est au cœur de mon propos, je ne peux m’empêcher de penser que le meilleur cordon sanitaire sera noué par des médias qui, dans l’ensemble de leur production, respectent leur public, évitent de flatter l’âme sombre de la foule, se gardent de l’abrutir, et apportent à chacun la connaissance et la réflexion.

MdH, 2 février 2014.







[1] George ORWELL, 1984, nrf Gallimard, 1977, page 355.
[2] Hannah ARENDT, La crise de la culture, Idées Gallimard 1972, page 330.